À l’appui des outils offerts par la prospective pour discerner les mouvements du passé et du présent et dégager des prévisions face au double défi climatique et numérique, Michel Griffon explore cinq scénarios possibles. Il en dessine les armatures générales : certains sont viables, d’autres non, ces derniers ayant vocation à susciter des réactions pour que la société se réoriente vers des scénarios que l’on veut favoriser.
Définition : La prospective est un jeu de construction des avenirs possibles, des plus noirs aux plus heureux, afin de donner corps à des ensembles cohérents d’hypothèses qui peuvent nous apparaître certains ou incertains. Puis, les choix étant faits, il faut construire les transitions entre l’état futur et l’état présent. Ces transitions comprennent des variables « de commande » qui ont une influence directe et indirecte sur beaucoup d’évolutions, par exemple le climat et les prix de l’énergie. Elles comprennent aussi des variables « dépendantes » comme l’emploi. Et des variables dont les comportements dépendent du contexte comme le système des prix. La combinaison des valeurs que prennent les variables de commande définit souvent des scénarios du futur très contrastés.
Scénario fondé sur une croissance verte et la décélération des mécanismes libéraux d’ouverture commerciale. La crise alimentaire mondiale de 2008 pourrait connaître des rééditions et persuader durablement nombre de pays de privilégier la souveraineté alimentaire aux importations désormais vues comme une dépendance dangereuse. De même la dépendance énergétique au pétrole. Dans un autre domaine, la menace des délocalisations industrielles pour les classes moyennes est une menace qui conduit déjà les pays atteints à restreindre la concurrence. Il résulterait de tout cela une décélération de la mondialisation et éventuellement une régression. On peut aussi imaginer que face à un risque systémique de faillite, les banques s’entendraient pour renforcer les critères de sécurité (Bâle 4 ?). Dans un tel contexte de décélération des mécanismes de confiance, les capitaux privés pourraient s’orienter à l’échelle nationale vers des investissements fondés sur des techniques plus économes et autonomes, par exemple vers des solutions de transition énergétique vers le solaire et la biomasse, ainsi que des transitions alimentaires économes en terre et calories (réduction des viandes et augmentation des protéines végétales). Seuls les pays détenteurs en abondance de matières premières courantes tenteraient de résister mais finiraient par s’ajuster au nouveau cours.
Scénario centré sur l’évitement d’une grande crise africaine. La révolution numérique ne serait pas laissée à l’initiative privée qui aboutirait à concentrer les emplois « anciens » (tayloriens) et les nouveaux (moins nombreux mais à forte productivité) dans les zones « d’armée de réserve » de main-d’œuvre c’est-à-dire essentiellement l’Afrique dont la croissance démographique s’annonce très importante et supérieure à la progression des emplois. La forte productivité du numérique serait plutôt à rechercher dans la production de biens publics pour en réduire les coûts et étendre l’universalité. L’Aide publique au développement serait utilisée comme moyen de favoriser les biens publics et biens sociaux en réduisant leur coût (santé, transports…). Le numérique s’appliquerait aussi aux dépenses privées (habitat). Un flux de capitaux s’investirait alors sur l’Afrique plus pour son développement endogène que pour utiliser la dernière grande réserve de main-d’œuvre à bas prix de la planète dans une optique de compétitivité internationale. La croissance verte endogène qui en résulterait contribuerait à limiter les migrations. Dans ce contexte, les migrations vers l’Europe seraient conçues comme des phases d’apprentissage technique et économique pour viser à un retour et la constitution d’entreprises « au pays » avec une Aide publique à l’investissement. Ce mécanisme serait protégé par un statut commercial spécifiquement favorable à l’Afrique subsaharienne. L’Afrique pourrait ainsi avoir une croissance endogène qui soit aussi un moteur contribuant au développement de l’économie mondiale.
Scénario fondé sur la généralisation de la connaissance. Les efforts dans l’enseignement pour toutes les classes d’âge associés à l’utilisation du numérique à des fins éducatives et d’investissement humain, en priorité dans les pays à faible développement seraient porteurs de nombreuses vertus potentielles : le recul de la pensée simpliste, l’accès à la réflexion distanciée, un exercice pacifié de la démocratie, le recul de la violence, la laïcité comme principe de tolérance, l’anticipation pour éviter les situations non viables… On peut aussi en espérer une meilleure conception de l’entreprise en allant vers plus d’équité entre actionnaires, dirigeants et salariés et vers des investissements socialement responsables. On peut en espérer aussi une meilleure légitimité du fonctionnement des circuits économiques de l’épargne publique et de la dépense publique. L’enjeu principal d’un tel scénario serait de déminer les situations de violence et particulièrement d’élaborer plus facilement une régulation internationale cohérente de la mobilité des personnes, des capitaux et des biens.
Scénario non viable d’une crise financière générale. Il résulte d’enchaînements négatifs. Par exemple, celui de la crise financière de 2008 n’ayant pas enrayé la montée de l’endettement public, les banques n’ayant pas fait preuve de suffisamment d’esprit de précaution dans leurs engagements, et les classes moyennes n’ayant pas renoncé à s’endetter pour améliorer leur condition, les risques de crise de confiance dans le système financier se perpétuent. Le détonateur peut se situer dans le système bancaire chinois, dans la cessation de paiement de dettes publiques et la propagation systémique pourrait ne pas s’arrêter. Une autre menace existe : celle de l’accroissement des coûts dus à des catastrophes écologiques. Les assurances pourraient être fragilisées. Ou faute de disponibilités financières, des populations atteintes pourraient ne pas recevoir assez d’aide, sombrer dans la violence ou migrer. Les pays à fort PIB étant eux-mêmes atteints, la solidarité avec les pays pauvres dans la même situation pourrait se restreindre et accentuer les inégalités sociales, susciter de nouvelles migrations et de nouvelles résistances populistes à ces évolutions.
Scénario non viable malthusien. Si le changement climatique est plus rapide qu’envisagé par les scientifiques et plus accentué, il deviendra nécessaire de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre et donc d’abandonner les carburants fossiles et promouvoir rapidement et massivement le solaire, la biomasse, l’éolien, le géothermique… La biomasse étant un candidat rapide à la substitution, il pourrait y avoir une forte concurrence pour l’utilisation des sols : pour l’énergie, pour l’alimentation et pour les bio-matériaux (issus de biomasse) devenus nécessaires pour remplacer les matériaux issus de la pétrochimie. Des risques de rareté des produits (énergie, aliments) pourraient en résulter entraînant des hausses de prix, puis des situations locales de disettes et d’accentuation de la pauvreté. Un risque supplémentaire serait d’opter pour une production agricole plus intensive classique pour faire face à l’accroissement des besoins, et donc à précipiter l’enchaînement vers les pollutions agricoles, les pénuries d’eau et l’épuisement des ressources en phosphate.
Ces exemples montrent bien l’importance de certaines variables et la nécessité de les contrôler par des politiques publiques. Ils nous placent avant tout devant des choix.
Les exercices de prospective doivent être repris périodiquement car la vue que portent les sociétés sur leur évolution change sans cesse
Michel Griffon est agronome et économiste. Il a été directeur général adjoint de l’Agence nationale de la recherche (ANR)