Bertrand Hériard

Aumônier national

Bertrand Hériard

Aumônier national

enseignement social

L’Église et le travail, toute une histoire

Depuis Rerum novarum, les chrétiens ont toujours cherché à ré-enchanter le travail. Bertrand Hériard retrace les étapes marquantes du développement d’une spiritualité du travail promouvant la réalisation de tous au fil des nouvelles problématiques socio-économiques.

Après avoir organisé le marché des capitaux, puis celui de la terre, le parlement de Westminster décide, en 1834, d’organiser celui du travail. Ce dernier précipite dans la pauvreté des milliers de personnes jusqu’ici protégées par le régime de Speenhamland qui instaure un revenu minimum géré par les fabriques paroissiales depuis 1795 (cf. La Grande transformation, Karl Polanyi, 1944).

Juste salaire

Le salariat permet pourtant aux travailleurs de s’organiser en caisse de solidarité, coopératives et syndicats. Les chrétiens restent divisés sur la question sociale pendant tout le 19e siècle. En 1891, le pape Léon XIII leur permet de rejoindre le mouvement syndical pour défendre le juste salaire. En France par exemple, l’Union des ingénieurs catholiques, ancêtre du MCC, sera fondée en 1892, et la Confédération française des travailleurs chrétiens en 1919. La Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), fondée en 1925 en Belgique et 1927 en France, défendra vigoureusement qu’un « travailleur vaut tout l’or du monde ». Aujourd’hui encore, la JOC international rend visible le travail de jeunes précaires à travers le monde entier.

Dignité du travail

Quand, après la Première Guerre mondiale, le travail se mécanise à la suite de l’automobile, le Pape Pie XI défend la dignité du travail en promouvant le principe de subsidiarité dans Quadragesimo anno (1931). C’est au nom de ce principe que les chrétiens participeront à l’organisation de la démocratie sociale qui cherche à construire des collectifs au sein desquels le sens du travail est partagé de la base au sommet : « Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait – mais si possible qu’il en perçoive l’usage – qu’il perçoive la nature modifiée par lui. Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation » écrit Simone Weil en exergue de son Journal d’usine (1934).

Dans les années quatre-vingts, au moment où la société de services occupe plus de 70 % de la population active, Jean Paul II dans Laborem exercens (1981) introduit d’une manière magistrale la distinction entre la dimension subjective et dimension objective du travail. La première donne à l’homme sa dignité d’être créé à l’image de Dieu et la seconde lui confère les moyens de sa subsistance. Cette distinction permet de mieux prévenir les risques psycho-sociaux d’un travailleur engagé « in integrum », comme le constate en 1982 le préambule des lois Auroux, ministre du travail de François Mitterrand.

Questions posées par les innovations technologiques

Enfin, au moment où l’informatique donne au travail en réseau une base mécanique et organise tant la collaboration que la compétition de millions de travailleurs à l’échelle mondiale, le pape Benoît XVI dénonce le caractère inhumain des réseaux techniques (Caritas in Veritate, chapitre VI) et le pape Francois préviendra des risques de « l’accélération continuelle des changements de l’humanité et de la planète [qui] s’associe aujourd’hui à l’intensification des rythmes de vie et de travail, dans ce que certains appellent « rapidación » (Laudato si’ §18) : « accélérer jusqu’où ? » est d’ailleurs le thème du congrès du MCC en 2016.

On le voit, à chaque époque, les chrétiens ont toujours lutté à leur manière contre le désenchantement du travail. Car, de la marchandisation à la réticulation, « la gouvernance par les nombres » (cf. l’essai d’Alain Supiot, Fayard, 2015) rend le travail objectif, muet et froid, au détriment parfois de la capacité des travailleurs à s’approprier leur travail, à exprimer leur subjectivité, à partager leur peine et leur joie, en d’autres termes, à l’aimer.

Pour les chrétiens, le travail n’est pas une fatalité qu’il faut automatiser à tout prix, mais un lieu où ils accomplissent leur humanité. Ils travaillent pour achever la création, ils chôment avec Dieu qui s’est reposé le septième jour, ils aiment leur travail comme Jésus a exercé le métier de charpentier à Nazareth pendant plus de 30 ans. Leur conception large du travail critique la définition officielle du BIT qui, réduisant le travail à l’emploi, ne caractérise que 50 % des travailleurs du monde et oublie les travailleurs bénévoles, domestiques, collaboratifs, etc. Cette courte histoire ouvre donc une tâche autour de trois questions.

Préoccupations nouvelles

Au-delà de l’argent, quelle est la valeur du travail ? Pour moi-même et pour la société ? Simone Weil suggère : « L’homme se mange lui-même ; il mange son travail. L’homme donne son sang, sa chair à l’homme sous forme de travail. L’homme se donne à l’homme en tant que travail » (cours d’Auxerre, 1932-33). La philosophe montre ainsi que le travail est la manière concrète dont l’homme répond aux questions existentielles du sens de son existence.

Quelle place pour les plus démunis ? Plus largement, comment faire « de nos fragilités un chemin vers la joie », pour reprendre le beau titre de la session JP de novembre 2018 ? La résilience n’est pas seulement la résistance d’un matériau au choc. Pour l’espèce humaine, elle est une force morale, qualité de quelqu’un qui ne se décourage pas, ne se laisse pas abattre.

Comment sortir de l’aliénation ? Dans Résonance (La Découverte, 2019) Hartmut Rosa la définit comme une relation sans relation. Nos contemporains se plaignent en disant : « il faut que je travaille », « j’ai bossé dur, sans avoir aucun retour »… Le burn-out est un état ou tout apparaît froid, figé, sans sens : le travail, la famille, la vie associative ne disent plus rien. Comment retrouver « la joie authentique de ceux qui, même dans de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux et simple » (Pape François, in Evangelii gaudium, §7) ?

Avec dix propositions pour réenchanter le travail, le MCC cherche à honorer la quête des jeunes générations qui cherchent le bonheur au travail. Mais cela ne peut rester des quêtes individuelles. Il leur faut trouver des « espaces de résonance » (Hartmut Rosa) où ils pourront mesurer leur effort et leur peine, partager leur quête de sens, avec leurs collègues ou leurs concitoyens, vibrer à la dimension verticale qui les constitue, qu’elle soit religieuse, philosophique ou écologique.

 

 

 

Note 1 : Le travail digne selon Quadragesimo anno

« Bien plus, c’est par des prêtres profondément pénétrés des doctrines de Léon XIII que plusieurs lois sociales récentes ont été proposées aux suffrages des parlements ; c’est par leurs soins vigilants qu’elles ont reçu leur pleine exécution. De cet effort persévérant, un droit nouveau est né qu’ignorait complètement le siècle dernier, assurant aux ouvriers le respect des droits sacrés qu’ils tiennent de leur dignité d’hommes et de chrétiens. Les travailleurs, leur santé, leurs forces, leur famille, leur logement, l’atelier, les salaires, l’assurance contre les risques du travail, en un mot tout ce qui regarde la condition des ouvriers, des femmes spécialement et des enfants, voilà l’objet de ces lois protectrices. »

 Note 2 : La dignité du travail selon Laudato si’

« Nous sommes appelés au travail dès notre création. On ne doit pas chercher à ce que le progrès technologique remplace de plus en plus le travail humain, car ainsi l’humanité se dégraderait elle-même. Le travail est une nécessité, il fait partie du sens de la vie sur cette terre, chemin de maturation, de développement humain et de réalisation personnelle. Dans ce sens, aider les pauvres avec de l’argent doit toujours être une solution provisoire pour affronter des urgences. Le grand objectif devrait toujours être de leur permettre d’avoir une vie digne par le travail (§128) ».

 

 

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