Quel regard portons-nous sur la fragilité d’autrui ? Comment acceptons-nous la nôtre ? S’appuyant sur le récit de la guérison de Bartimée, Étienne Grieu nous fait emprunter les déplacements de la foule qui suit Jésus et change d’attitude lorsque l’aveugle, assis au bord du chemin, ose se montrer vulnérable : de tout autres rapports deviennent alors possibles.
Il y a des contextes qui n’encouragent pas à laisser paraître ses fragilités. Dès lors, ce que l’on dit, ce que l’on montre, ce qu’on accepte de livrer de soi, n’est plus tout à fait vrai. Qu’est-ce qui pousse à jouer ce jeu-là ? Peut-être l’impression d’être soumis à une loi qui entraîne la disparition des perdants, autrement dit, quelque chose comme leur mort. C’est cette loi-là qui fait taire la parole vraie sur ce que nous sommes, sur cette faille qui nous habite, sur ce qui nous fait peur ou nous inquiète. Sans doute ne faut-il pas grand-chose pour en être libéré et pouvoir se rapporter simplement aux uns et aux autres. Et en même temps, ce petit quelque chose qui change tout, il n’est pas facile à trouver et à risquer !
Quand tous ont la même visée
Un texte évangélique met en scène une telle réouverture des relations. On le trouve en Marc, chap. 10, 46-52 (cf Note 1). La scène initiale montre Jésus et ses disciples en train de sortir de la ville de Jéricho. Ils n’ont fait que traverser le lieu. Ils sont en route vers Jérusalem (le chapitre qui suit raconte sans transition leur arrivée là-bas). Jéricho est, en ce temps-là, la dernière étape du pèlerinage vers la Cité de David. Jésus, à ce moment, est un peu une star ; depuis déjà un certain temps, il circule en Galilée, suscitant l’enthousiasme de foules nombreuses. Son entrée à Jérusalem sera d’ailleurs, un vrai petit triomphe populaire. Le voici donc, sortant de Jéricho. On peut s’imaginer une foule où tous les regards convergent vers lui. Dans une organisation de ce type, personne n’est relié à son voisin, mais uniquement tendu vers celui qu’on cherche à voir. Le voisin est même, au contraire, un concurrent. Si je lui laisse ma place et qu’elle est pour lui avantageuse, il me la prendra. Je dois donc veiller à la défendre.
Un tel schéma peut représenter une société où tous ont la même visée, non explicitée (c’est inutile puisque tous ont la même). Dans une telle configuration, tous sont des rivaux potentiels, personne n’est intéressant aux yeux des autres en tant qu’être singulier (il n’intervient que comme obstacle potentiel pour ma visée) et chacun n’existe que comme énergie mobilisée pour parvenir à l’objectif. Tout ce qui peut gêner cet objectif n’a aucun intérêt, on le laisse de côté : aucune place, donc, pour la fragilité.
Bartimée manifeste sa détresse
Or, voici qu’un homme aveugle, situé sur le côté, se met à crier. Il est aveugle ; a priori, il paraît donc disqualifié pour participer à ce qui mobilise tout le monde. De fait, il semble vraiment hors-jeu ; d’ailleurs il est assis, alors que tous les autres sont debout, en mouvement. Pourtant il parvient à prendre part à ce qui se trame, à sa manière, tout à fait singulière : en criant. Alors qu’on n’entend pas de parole venant de la foule, lui appelle Jésus. Dans son appel, deux éléments. Tout d’abord, il nomme Jésus « Fils de David » ; il le reconnaît comme quelqu’un de très important, de la lignée de David, d’où devait venir le Messie. Ensuite il parle de lui-même, comme être singulier quand il dit « prends pitié de moi ! ». Son cri est un appel à une relation personnelle, entre Jésus et lui et il met au premier plan sa fragilité, sans aucun fard. Bref, il agit totalement à rebours de la foule.
La foule rejette celui qui est différent
Pas étonnant, dès lors, que celle-ci réagisse plutôt sèchement : beaucoup le rabrouent pour le faire taire. Or l’homme n’en fait qu’à sa tête et crie de plus belle. Ce faisant, il prend un gros risque. C’est précisément pourquoi, d’habitude, dans ce genre de configuration, il n’y a pas de Bartimée. Ou du moins, il se tait. Mais ici, Bartimée crie encore plus fort.
Une relation agissante pour chacun
Jésus s’arrête. Grâce à cet arrêt, tout se met à flotter, on peut imaginer les regards qui se détachent de Jésus et qui cherchent à gauche et à droite, ce qui se passe. Et Jésus dit : « appelez-le ». En disant à la foule de l’appeler, tout change ; celle-ci, d’abord, cesse d’être un ensemble compact ; certains sont invités à faire quelque chose, à s’adresser à lui pour lui transmettre le message de la part de Jésus. Ceux-là sont obligés de détacher leur regard de Jésus pour chercher vers celui qui est assis sur le bord et qui a crié. Les autres, on ne sait pas ce qu’ils font, mais on peut penser qu’ils s’interrogent les uns les autres : « que se passe-t-il ? Tu as entendu ? Qui a crié ? Qu’a dit Jésus ? etc. ». La foule sans doute est agitée par ce type de murmures. Alors, chacun devient intéressant pour son voisin ; il peut le renseigner, ne serait-ce qu’en lui indiquant du regard d’où vient le problème.
Bartimée, celui qui, dans la scène s’est rendu le plus vulnérable, a permis à tous les autres de sortir de postures où la fragilité n’avait pas de place – et par conséquent, la vérité non plus. A posteriori, on peut voir la situation initiale comme une sorte de course aveugle où personne ne sait exactement ce qu’il cherche, mais est convaincu que s’il le manque, il perd gros. La foule, transformée par l’intervention de Bartimée devient un espace où l’on se parle, où l’on se laisse déplacer, où des rencontres et des guérisons sont possibles. Quand une personne assume sa vulnérabilité, chacun peut le faire à son tour et toutes les relations en sont transformées, tout peut à nouveau fructifier. Comme le souligne Jean Vanier, l’intensité des liens va de pair avec l’accueil des fragilités (cf Note 2). Là se trouve la source de cette joie humble, capable d’associer l’acceptation du réel avec l’ouverture d’horizons pleins de promesses. Car alors, en chacun, il y a de la place pour un autre. Un autre, c’est-à-dire mes frères, mes sœurs, et au milieu d’eux, mystérieusement, l’Esprit, le Christ. Et c’est ensemble que nous pourrons ouvrir des chemins nouveaux (cf Note 3).
Étienne Grieu s.j, jésuite, théologien, président du Centre Sèvres -Facultés jésuites de Paris
Note 1 : Jésus et ses disciples arrivent à Jéricho. Et tandis que Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin. Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! » Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. » On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin (Marc 10, 46-52).
Note 2 : « Plus une communauté s’approfondit, plus ses membres deviennent fragiles et sensibles. Quelquefois, on pourrait croire le contraire : parce que les membres ont une telle confiance les uns dans les autres, ils deviendraient de plus en plus forts. C’est vrai, mais ça n’écarte pas cette fragilité et cette sensibilité qui sont à la racine d’une grâce nouvelle et qui font qu’on devient en quelque sorte dépendant les uns des autres » (Jean Vanier, La communauté, lieu du pardon et de la fête, Fleurus/Bellarmin, 1979, p. 27).
Note 3 : « Regardons Jésus : sa compassion profonde n’était pas quelque chose qui l’isolait (…), bien au contraire ! C’était une compassion qui l’incitait à sortir de lui-même avec vigueur pour annoncer, pour envoyer en mission, pour envoyer guérir et libérer. Reconnaissons notre fragilité mais laissons Jésus la saisir de ses mains et nous envoyer en mission. Nous sommes fragiles mais porteurs d’un trésor qui nous grandit et qui peut rendre meilleur et plus heureux ceux qui le reçoivent » (Pape François, La joie et l’allégresse, extrait du § 131).