Accompagnatrice spirituelle de la région Alsace, Marie-Odile Lampert a commenté l’évangile du jour lors de la journée de rentrée du secteur de Strasbourg le 29 septembre. La parabole du riche et de Lazare est venue éclairer la thématique retenue « la transformation écologique, t’inquiète je gère ! ». Dans quelle mesure les mutations nous permettent-elles de réordonner nos vies ?
« Un grand abîme a été établi entre vous et nous » prévient Abraham dans cet épisode de l’Évangile de Luc. Nous n’aimons pas les fossés, ni les murs, sauf quand ils nous protègent. En l’occurrence, il s’agit du fossé entre riches et pauvres et nous avons conscience que, partout, ce fossé ne cesse de s’élargir. L’accroissement des inégalités, qu’elle qu’en soit l’expression, et la dette écologique entre Nord et Sud en particulier, nous sont insupportables. Nous essayons de « gérer » : en faisant don d’une partie de nos biens, en nous engageant dans des associations d’aide au loin ou à proximité dans l’accueil et l’accompagnement des migrants, des personnes en souffrance, en militant. N’est-ce pas un devoir ? Mais peut-être cette seule interprétation de la parabole nous laisse-t-elle sur notre faim et révèle-t-elle une autre soif que nous portons ?
Deux hommes face à face
La parabole se compose de deux tableaux hauts en couleurs et en impressions, qui nous parlent d’un avant et d’un après dans la vie de deux personnes, un riche et un pauvre dont le nom est Lazare. Comment sont décrits cet avant et cet après ?
Avant, un lieu de jouissance, un lieu où le riche profite et brille de toutes sortes d’attraits, après, un lieu d’enfermement, de solitude. Avant, un lieu de bombance sans limites pour le riche, après, un lieu de soif extrême que plus rien ne peut assouvir.
Avant, l’expérience de la faim, de la soif, c’est celle du pauvre : après, la consolation des béatitudes. Avant, un combat pour la vie, sans partenaire, sans résultat, celui de Lazare. Après, le sentiment d’appartenance à plus large, avec tous ceux qui ont cru à une promesse de vie en abondance.
Après, le pauvre Lazare a tout, le riche n’a rien. Après, un homme garde son nom, Lazare, qui signifie « Dieu aide », un autre n’a toujours pas de nom, hormis le qualificatif d’enfant. Après, il est absolument impossible pour le riche de rejoindre Lazare, avant il est malheureusement impossible pour Lazare de rejoindre le riche. Deux hommes sont face à face dans un même réel et au même moment. Une porte les sépare : elle peut être ouverte et empruntée, ou bien se transformer en un fossé infranchissable.
Un autre regard sur nos vies
Cette parabole n’est pas destinée à décrire l’enfer ni le renversement magique et moralisateur de vies humaines aux extrêmes, celle d’un riche à qui la vie sourit, celle d’un pauvre hère. Nous ne sommes d’ailleurs ni l’un ni l’autre. Elle est une invitation à regarder nos vies, à les mettre au défi pour les ordonner, les réordonner. Pas nos vies dans l’absolu mais nos vies regardées, questionnées par nos contemporains. Et rien de mieux que de les soumettre à des regards radicaux.
Au MCC, nous disposons d’une pédagogie pour discerner, d’un ensemble de règles, réfléchies, expérimentées et proposées, entre autres, par Ignace de Loyola. Il nous invite précisément à nous imaginer sur le point de mourir et à nous demander ce que nous aurions aimé avoir choisi pour vivre et aimer davantage (ES186 et 187). Qu’est-ce que nous jugeons digne d’intérêt – Ignace emploie le mot fort d’affection- pour que nous souhaitions le même choix à nos amis ? Cette parabole nous propose la même démarche : qu’est-ce qui mérite que nous y mettions toute notre énergie, quels sont les fossés vides de sens de nos vies ? Quel effet miroir nous renvoient nos contemporains ?
Réordonner nos vies
La transition écologique est porteuse de points de rupture pour l’avenir de notre terre et de notre humanité. Nous les vivons comme autant de tourments pour nous, pour notre maison commune, pour les générations à venir. C’est dans le dialogue et la réflexion que des portes peuvent s’ouvrir pour un avenir qui dépasse notre espace de temps. Nous percevons combien le souci des plus pauvres, combien une vision respectueuse et ambitieuse de l’homme et de son développement dans toutes ses dimensions, combien toutes ces composantes -et tout est lié- permettent d’élaborer un bien commun, porteur d’avenir.
Nous prenons des engagements que nous sentons décisifs et qu’il nous appartiendra de relire, confronter et revisiter, pour vivre et aimer davantage. Si nous n’aimons pas être limités, nous savons que nous devrons mettre des limites, par exemple à notre pratique du mythe du progrès matériel infini ou à notre sentiment, individuel ou collectif, de toute-puissance. Peut-être devrons-nous intégrer notre fragilité et celles d’autres et quitter notre individualisme pour prendre en compte le développement des potentialités de tous. Chacun dans sa vie, ses engagements poursuivra le discernement de ses priorités.
Nous ne sommes pas seuls et nous désirons associer d’autres à notre démarche. Car « Dieu aide », Lazare, est aussi notre nom : non pas parce que nous sommes pauvres matériellement, mais parce que nous acceptons de nous laisser créer, recréer par ce Dieu fidèle à sa promesse d’amour et de fécondité, promesse de sens et de vie. Et car Dieu aide, nous recevons le pain pour la route. Devenons ce que nous recevons : béance ouverte à autrui et au souci de notre monde, pain rompu, donné pour notre terre.
Marie-Odile Lampert, ingénieure de formation. Après une carrière qui l’a menée à la direction d’un site industriel qui a appartenu à plusieurs groupes internationaux, elle a pris sa retraite et vient d’être appelée à la responsabilité d’accompagnatrice spirituelle de la région Alsace.
Note 1 : La parabole du riche et de Lazare (Lc 16, 19-31)
En ce temps-là, Jésus disait aux pharisiens : « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux. Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, qui était couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères. Or le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui. Alors il cria : « Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise ». « Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous ». Le riche répliqua : « Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. En effet, j’ai cinq frères : qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture ! » Abraham lui dit : « Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! » « Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront ». Abraham répondit : « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus.»
Note 2 : Exercices spirituels, saint Ignace de Loyola
186 « Je considérerai, comme si j’étais à l’article de la mort, de quelle manière et avec quel soin je voudrais m’être conduit dans l’élection présente; et, me réglant sur ce que je voudrais avoir fait alors, je le ferai fidèlement maintenant. »187 « Je considérerai avec attention quelles seront mes pensées au jour du jugement; je me demanderai comment je voudrais avoir délibéré dans l’élection actuelle; et la règle que je voudrais alors avoir suivie est celle que je suivrai à cette heure, afin de me trouver en ce jour dans un entier contentement et dans une grande joie. »