La visite papale a été assurément source de bonheur et d’espoirs. C’était la toute première fois qu’un pape se rendait en Irak, procurant une rare occasion de visibilité mondiale et positive. Ayant été basée ou en missions régulières dans le pays depuis septembre 2016, je n’ai cependant pas manqué d’y voir la persistance d’un sentiment de dépossession de leur pays par ses habitants.
Les Irakiens ont le sentiment que leur pays est le terrain de jeu de puissances étrangères, car ils sont au cœur d’enjeux géopolitiques qui dépassent leur capacité d’action. Si cela a été exprimé par les chrétiens, je l’ai également ressenti auprès de musulmans, sunnites comme chiites, de Kurdes, de Yézédis, et des multiples autres communautés qui composent la fascinante mosaïque irakienne.
Il en résulte un sentiment de persécution et la crainte d’une adversité incarnée, en fonction de l’interlocuteur, par des entités diverses. Si le poids du gouvernement iranien à Bagdad ne fait aucun doute, les citoyens irakiens n’ont aucune influence sur les orientations choisies à Téhéran. Vivant dans le nord du pays, j’ai également été sensible aux manœuvres politiques et militaires turques, d’autant que le Tigre et l’Euphrate prennent leur source en Anatolie. En tant qu’occidentale, je me suis par ailleurs interrogée sur le rôle des États-Unis, ex-envahisseurs et occupants, et de la coopération internationale. J’ai réalisé, au contact de mes amis et collègues irakiens, combien les Nations Unies et ONG sont perçues comme une boîte noire certes bien intentionnée, mais reposant sur des postulats et valeurs exogènes. Enfin, ce sentiment de dépossession est largement dû aux dirigeants politiques et économiques irakiens qui dilapident les ressources du pays pour leur propre intérêt et pour celui de leur(s) parrain(s).
Le message du pape « nous sommes tous frères » est donc d’autant plus fort entre des communautés parfois opposées à des fins politiques. François a eu l’audace et la finesse de trouver un mot juste pour chaque lieu : prêchant sur la justice sociale auprès des dirigeants fédéraux à Bagdad, la fraternité universelle à Ur, la résilience à Mossoul et le pardon à Qaraqosh.
À mes yeux, des menaces et enjeux plus généraux pèsent sur l’Irak, tel le dérèglement climatique, le stress hydrique, la désertification, l’inégale répartition des ressources et le conflit entre générations. En effet, les jeunes sont les plus touchés par les hostilités et le marasme économique, mais marginalisés dans les instances de décision institutionnelles et traditionnelles. En conséquence, à ce « nous sommes tous frères » à la fois si nécessaire et délicat, il est nécessaire d’ajouter « ce pays est le nôtre, c’est à nous d’en prendre soin ensemble ».
Maguelone Girardot, jeune humanitaire travaillant en Irak depuis septembre 2016 (cf. son témoignage dans Responsables n° 446, hiver 2020)