Dans son numéro 455 (printemps 2022), Responsables reçoit Vincent Destival, le délégué général du Secours Catholique-Caritas France. Il réagit notamment au thème du prochain Congrès du mouvement « Passeurs d’avenir, tous au travail ! ». Nous publions ci-après l’intégralité de l’interview réalisée par Robert Migliorini.
Vincent Destival est délégué général du Secours Catholique-Caritas France depuis septembre 2019, après une carrière de haut-fonctionnaire spécialisé dans les politiques sociales. Il réagit au thème de notre prochain Congrès, « Passeurs d’avenir, tous au travail ! Dialoguer, s’engager, réinventer », avec, en toile de fond, les profondes mutations du monde du travail marqué notamment par l’enjeu d’inclusivité.
Comment entendez-vous ce thème, tout spécialement au regard des ruptures ou transitions identifiées par le MCC dans ses travaux préparatoires du Congrès ?
Je ne parlerais pour le moment ni de ruptures, ni de transitions mais plutôt de reproduction du passé. Le monde d’après ressemble encore étrangement à celui d’avant ! En attendant j’emploierais plutôt le terme de transformations en cours, que ce soit sous l’impact de nouvelles technologies et, par exemple, d’un nouveau rapport au travail au regard des jeunes générations. Et il y a bien sûr l’urgence climatique face à laquelle les hommes sont bien inégaux.
Transformations dans un contexte particulier, celui d’une pandémie et d’une crise sanitaire majeure. Quelles premières leçons en tirez-vous dans le domaine du travail ?
Le choc a été brutal. Cette crise sanitaire est révélatrice à plus d’un titre de l’état de notre marché du travail qui fonctionne à plusieurs vitesses. La crise sanitaire a rappelé les fragilités structurelles en ce domaine. Une crise, exposant en première ligne, comme il a été dit, celles et ceux qui font marcher en partie notre économie, sans bénéficier des mêmes garanties. Concrètement nous avons reçu dans les permanences du Secours Catholique un grand nombre de ces personnes sans protection ou quasi : auto-entrepreneurs, travailleurs vivant de petits boulots et personnes en situation irrégulière. Celles et ceux qu’en France on a choisis pour servir de « variable d’ajustement » sur le marché de l’emploi en perpétuel adaptation. Soit 10 à 15 % des travailleurs. Or j’observe qu’à la suite notamment de la réforme de l’assurance chômage, la protection sociale et les droits de ces travailleurs les plus précaires, sont réduits, petit à petit. Qui peut accepter que ce soit ces populations précaires, donc à protéger, qui doivent porter le poids de nos incertitudes ?
Dans ce contexte comment conjuguer ces transformations et la visée de la justice sociale inscrite dans nos fondamentaux ?
Pour le moment j’estime que l’on s’en éloigne : les écarts et les inégalités s’accroissent. Les indicateurs statistiques nous confirment que les 5 % des plus pauvres de nos concitoyens ont, en fait, perdu du pouvoir d’achat au cours des dernières années, à la différence du reste des autres catégories de la population française. Aujourd’hui on laisse se creuser ces écarts, notamment en ne revalorisant pas le RSA. C’est un choix idéologique : pour qu’il y ait plus de monde au travail, il s’agirait de réduire l’écart entre ce que l’on perçoit sans travailler et ce que l’on gagne en travaillant. Alors qu’au contraire, ce que demandent les plus exclus, c’est de pouvoir apporter leur contribution à notre société. On ne peut accepter que le poids des transformations repose d’abord sur les plus pauvres.
Quel écho reçoit pour vous le titre principal du Congrès de Nantes, « Tous au travail » ?
Nous ne sommes plus dans le domaine de l’utopie. De récentes expérimentations de terrain démontrent que l’on a raison d’y croire. Je veux parler des programmes menés dans une vingtaine de territoires sous l’appellation zéro chômeurs de longue durée[1]. Des personnes supposées non-employables reprennent une activité et confiance en elles. C’est une grande nouvelle et un des programmes que soutient aujourd’hui le Secours Catholique. Il est possible d’aller plus vite pour généraliser cette expérimentation.
Peut-on alors estimer que nous pouvons aussi être tous frères et sœurs en entreprise ?
Nous sommes appelés à le devenir. Être attentifs à ce que chacune et chacun puisse grandir dans l’exercice de son activité et de la mission qui est la sienne. C’est dire à la suite du philosophe Emmanuel Kant : il faut toujours regarder l’humanité non seulement comme un moyen mais aussi comme une fin. Une autre manière de décliner cette utopie de la fraternité.
Comment les cadres doivent en porter plus particulièrement la responsabilité ?
Il s’agit de grandir dans le travail et les relations qu’on y exerce, c’est une utopie nécessaire. Les managers sont concernés comme d’autres, en étant attentifs à la croissance de chacun, sous le signe du bien commun. Cette visée d’un responsable se heurte parfois à des difficultés. Pour bien discerner l’intérêt de chacun et du groupe il faut donc prendre le temps de s’arrêter pour réfléchir. Devant des choix qui déchirent, la prière a été pour moi une ressource essentielle pour trouver un chemin de paix.
En quoi les récentes encycliques du pape François peuvent-elles nous aider sur ces voies ?
À divers titres. L’une de mes clés de lecture de Laudato Si est qu’elle met en lumière une théologie de la relation. Dans Fratelli Tutti je relève le critère ultime proposé à chacun : quelle place faisons-nous aux plus pauvres ? Pour l’honorer cela demande du temps et de se dessaisir de nos idées reçues sur ces personnes. J’ai parcouru moi-même ce chemin dans mon travail d’économiste. En me confrontant de plus en plus à la réalité par exemple des travailleurs les plus fragiles et des exclus du monde du travail.
Un congrès doit-il répondre à l’impératif de la rencontre des travailleurs notamment précaires et des exclus du travail pour honorer l’ambition du verbe dialoguer ?
C’est une garantie pour sortir de l’entre soi. Mon expérience (cf. encadré) a confirmé que c’est ainsi qu’il est possible de dépasser bien des idées reçues et de se remettre en cause, sinon se convertir à un réel changement personnel et collectif. La rencontre ne se vit pas dans les livres. Un congrès doit oser ces rencontres et ces dialogues. Nous vivons dans une société où les uns et les autres croisent des personnes, qui pour l’essentiel, leur ressemblent. Or les pauvres aussi nous invitent à ces rencontres. L’enjeu de ces dialogues est plus large : remettant en cause nos préjugés, nous pourrons mieux peser sur les politiques publiques. Que ce soit dans le domaine du travail, d’un revenu d’existence décent par exemple.
Dans ce sens un congrès doit-il faire entendre un point de vue ?
Cette question de la justice sociale doit être portée le plus largement possible. Combien plus par ceux qui sont en responsabilité dans le monde du travail ! Il ne s’agit pas de réserver ce que l’on résume parfois par l’action de plaidoyer aux seules associations caritatives et ceux qui sont au côté des plus pauvres. Les textes du concile Vatican II et la doctrine sociale sont clairs en ce sens : ce n’est pas une option pour les chrétiens.
Jusqu’à l’agir des chrétiens jusque dans le champ politique, une dimension à laquelle vous avez consacré un mémoire lors de vos études de théologie.
Il suffit de relire Gaudium & spes, un des grands textes du concile Vatican II et de puiser dans la véritable mine qu’est la doctrine sociale de l’Église. Le pape François nous rappelle également qu’on ne peut parler de fraternité tant qu’un seul est exclu. Voilà le critère pour s’engager en politique. Quant aux modes d’engagements ils doivent être prophétiques, en joignant le geste à la parole. C’est cette cohérence qui doit nous guider qui traduit une sagesse tournée vers le cri des pauvres. Les jeunes générations sont particulièrement sensibles à cette quête de cohérence. Relisez l’épisode de la guérison de Bartimée dans le récit de l’aveugle de Jéricho. Nous nous reconnaissons dans cette foule qui suit Jésus. Mais Jésus lui dit de s’arrêter pour regarder celui qui reste au bord de la route et pour l’appeler. Aujourd’hui encore, nous sommes invités à nous arrêter, à regarder, à appeler. C’est là pour moi un geste prophétique pour aujourd’hui.
Un geste prophétique qui va au-delà des frontières du local ?
La fraternité n’a pas de frontière. Et de plus, ce qui se passe ailleurs qu’en France nous permet d’évaluer notre propre situation. C’est ainsi que nous relativisons nos manières d’action et de vie en société. Dans un environnement plus individualiste comme la nôtre nous apprenons beaucoup, par exemple, des modes communautaires développés en d’autres continents.
Propos recueillis par Robert Migliorini, comité de rédaction
[1] Cf. « Dans le Nord, une initiative qui fait converger les transitions », Responsables n° 445-automne 2019, pp 16-18.
Portrait : des statistiques aux visages de la rencontre
« Ma vie professionnelle est marquée par le souci des grandes politiques sociales » assure Vincent Destival. C’est ce qui a conduit ce polytechnicien de formation diplômé de l’Ensae à choisir à ses débuts l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) pour suivre les questions de l’emploi. Des cabinets ministériels comme conseiller technique à la direction d’institutions comme l’Afpa (formation professionnelle des adultes), l’Unedic (l’organisme qui gère l’Assurance chômage), en passant par l’échelon local au conseil régional des Pays de Loire, en charge de la formation professionnelle. Bénévole durant une décennie dans une des antennes parisiennes du Secours Catholique, Vincent Destival y a conforté ses convictions concernant la nécessité de rencontrer les personnes précaires. Il a également obtenu en suivant le cycle dédié aux laïcs, un baccalauréat canonique de théologie, à l’Institut catholique de Paris. Comme il le partage encore, les visages concrets ont remplacé petit à petit les seules statistiques.