Le comité de rédaction initie une série de rencontres avec des anciens du mouvement. Qui sont-ils ? Qu’ont-ils à nous dire des sujets de leur vie professionnelle ou plus personnelle, qui les ont préoccupés lorsqu’ils étaient en équipe ? Que disent-ils du mouvement et de son évolution ? Leur parole constitue un précieux apport pour accompagner la réflexion sur le charisme du mouvement. Suivez leurs témoignages au fil des newsletter et n’hésitez pas, vous-même, à apporter votre contribution (redaction.responsables@mcc.asso.fr). Nous inaugurons la série avec Jean-Marie Lhôte, équipier de 1949 à 1960. Nous l’avons rencontré chez lui à Amiens le 1er avril 2022.
Pouvez-vous évoquer votre jeunesse et ses moments marquants ?
Né en 1926, j’ai été élevé par les jésuites du collège Sainte-Croix du Mans, comme mon père et mes oncles avant lui. En pension depuis l’âge de huit ans, puis lors de mes études supérieures, je reste sous leur houlette jusqu’à 22 ans. En 1942, bon en maths et mauvais en français, le préfet a recommandé à mes parents de m’envoyer dans une école professionnelle qui formait des contremaîtres pour l’industrie, près de Nantes. En pleine guerre je me suis retrouvé en zone interdite, avec un emploi du temps partagé entre les mathématiques le matin et l’atelier l’après-midi. Ce n’était pas drôle ! Très rapidement j’ai attrapé la typhoïde, maladie qui a nécessité une longue convalescence. Ces six mois représentent pour moi une période fondatrice, un peu à la manière de saint Ignace. Pour la première fois de ma vie je me suis retrouvé libre. Je me suis mis à lire, à dévorer Saint-Exupéry, Bernanos, Mauriac… En 1944, j’ai été reçu à l’Icam de Lille. C’était la fin de la guerre, le moment où mon père est mort sous les bombardements du Débarquement. Ma mère, dont les moyens étaient limités, n’a pu empêcher l’éclatement de la famille. En difficulté dans mes études, je peinais à l’Icam et, vexé et triste, j’ai quitté l’école sans diplôme en 1948 pour accomplir mon service militaire.
Parlez-nous de vos débuts dans la vie professionnelle et à l’Usic…
Après deux courtes expériences à Paris, je suis rentré chez Renault avec un statut d’ingénieur. Mais je préfère m’attarder sur mes activités extraprofessionnelles… Dès 1949, mes anciens maîtres de l’Icam m’ont fait découvrir l’Usic, animée à l’époque par trois ou quatre jésuites ; je participe à la création d’un petit groupe de « jeunes Usic ». Je ne sais pas comment il est né mais je me souviens bien de l’économiste Jacques Méraud[1], du même âge que moi, qui en était moteur. À cette époque où les rues de Paris étaient vides de voitures, je parcourais la ville à vélo et prenais part à la vie culturelle très animée, tout en écrivant des articles dans la revue « Jeunes Usic ». Mon travail à l’atelier du caoutchouc à Billancourt était simple et répétitif et, ne voulant pas passer ma vie chez Renault, j’ai démissionné pour devenir en 1958 professeur de maths à l’École alsacienne. Deux ans plus tard, à l’époque de la loi sur les contrats d’association, j’ai passé la deuxième partie de mon bac à 40 ans pour conserver mon poste.
Vous destiniez-vous à l’enseignement ?
Pas vraiment. En 1960, à la suite d’une rencontre, je suis parti faire du théâtre à Marseille pendant deux ans. J’ai découvert les textes de Simone Weil (morte en 1942 de la tuberculose), en particulier Journal d’usine, récit de son expérience chez Renault. Elle est devenue mon pôle de référence. Un ami m’a fait découvrir Teilhard. Guidé par une sorte d’ange gardien, moi le nul en français, j’ai alors édité mon premier texte, Sédiment, recueil de textes et dessins, au moment où naissait chez moi une vocation de peintre. Philippe Tiry m’a alors pris sous sa protection et, nommé directeur de la maison de la culture d’Amiens, m’a proposé de l’y rejoindre. Je me suis marié avec Bernadette, qui exerçait le beau métier de céramiste, en 1966. Puis, après cinq années de collaboration, j’ai suivi Philippe Tiry à Paris où je travaillais dans le secteur du théâtre. Une rencontre décisive avec le conservateur en chef du musée des Arts décoratifs François Mathey, « une pointure », m’a propulsé ensuite, en 1974, à la responsabilité du Centre d’information sur les métiers d’art, créé sous l’impulsion du nouveau président Giscard d’Estaing. Entre 1980 et 1990, j’ai été nommé directeur de la maison de la culture d’Amiens où je suis resté jusqu’à ma retraite.
À la retraite, je me suis laissé inspirer par des intérêts très variés : les jeux, la philosophie de Platon, les visions du monde avec la théorie des quatre éléments, le tarot, le symbolisme des jeux… J’ai publié un dernier ouvrage en 2012, L’histoire du hasard en Occident.
Si vous deviez établir le fil rouge de votre vie, que diriez-vous ?
Les jésuites m’ont marqué pour la vie, même si j’ai compris très tôt que je n’avais pas la vocation. Je n’ai d’ailleurs plus eu de père spirituel après l’Usic. J’ai encore toute une collection de brochures et de publications provenant du MCC : je continue à être habité par « cela ». J’entends encore le « allez en paix » de ma jeunesse. Mon fil rouge, ce sont les rencontres que j’ai faites tout au long de ma vie. Et je rends hommage à la plus importante d’entre elles, ma femme Bernadette, rencontrée à ma sortie des Arts décoratifs. Elle a été mon ange gardien, et je l’ai accompagnée jusqu’à sa mort en 2020 après une longue maladie.
Si je peux encore ajouter quelque-chose, je dirai que je suis bouleversé par la guerre en Ukraine et ses bombardements que je croyais ne plus revoir en Europe. La perte de références spirituelles qui, seules, peuvent donner une direction à l’homme, et que je constate dans la société, me hante aussi…
Propos recueillis par Solange de Coussemaker, comité de rédaction
[1] Jacques Méraud est le père de Chantal Degiovanni, responsable nationale du MCC avec son mari Patrick, de 2012 à 2015.