Parce que les inégalités menacent la cohésion de la société, Louis Maurin, fondateur et directeur de l’Observatoire des inégalités, documente celles qui font l’actualité et celles, plus silencieuses, qui minent en profondeur. Dans sa réflexion, il pointe les contradictions, critiquant les discours démagogiques, décliniste ou misérabiliste, comme les postures idéologiques, progressiste ou libérale. Résolument optimiste, il s’attache à identifier les marges de manœuvre. Il répond aux questions de Responsables. À retrouver aussi, par extraits, dans le n° 456 de votre revue (juin 2022).
Vous êtes le co-fondateur de l’observatoire des inégalités. Quel est votre parcours ?
Je suis titulaire d’une licence de sciences économiques et diplômé de Sciences Po Paris. J’ai intégré la rédaction d’Alternatives économiques comme journaliste économique au début des années 90, alors que la tendance sociale libérale triomphait et que les forces progressistes perdaient une partie de leur discours critique. J’y ai développé le goût de réaliser des études sur les tendances de long terme de la société française, en particulier sur les inégalités, afin de produire et alimenter le débat, En 2003, j’ai fondé avec Patrick Savidan et Serge Monnin l’Observatoire des inégalités, organisme indépendant d’information et d’analyse sur les inégalités, qui publie tous les deux ans un rapport sur les inégalités en France, et compte aujourd’hui 7 salariés.
Je ne me considère pas comme le porte-parole des inégalités. Je n’en fais ni le marketing ni le business. L’Observatoire est un point d’information qui questionne les outils de mesure des inégalités, par nature extrêmement politiques. Nous sommes heureux quand des inégalités diminuent. Par exemple, une note récente de l’Insee montre un fort rapprochement entre les salaires des hommes et des femmes. Nous nous différencions d’autres organismes au discours plus apocalyptique et pour lesquels les inégalités progressent tout le temps : un tel discours me semble contreproductif. Nous nous rapprochons plus d’un média que d’une organisation militante, syndicale ou partisane.
Diriez-vous que les inégalités augmentent ?
Les formes d’inégalité vécues par des milieux sociaux différents sont pour moi un élément tout à fait central pour comprendre la question des inégalités. En 20 ans de travail, je suis frappé par l’ampleur des inégalités dans le domaine majeur de l’éducation. Le poids des catégories sociales dans la réussite scolaire est énorme. Nous sommes un pays dans lequel les classes sociales sont les plus inégales face à l’école, notamment parce que le système scolaire est très conservateur. Il est défendu par… les tenants du progrès social, dont la bourgeoisie diplômée à laquelle beaucoup d’entre nous appartiennent, qui produisent un discours sur le nivellement par le bas, de fermeture. Il y a une forme d’hypocrisie ! Sur le terrain, des évolutions se produisent néanmoins, avec des enseignants qui font bouger le système. Autre point très positif, notre système d’enseignement court et technique, comme les BTS et IUT, offre une réelle voie de promotion sociale. Nous n’avons pas un problème de dispositif mais de système. Voulons-nous vraiment une école où personne ne se retrouve exclu ?
Dans le travail, que remarquez-vous ?
Aujourd’hui le chômage diminue mais une partie des salariés, notamment dans les petites entreprises, est fragilisée et a peur du lendemain. Chez les jeunes, un tiers de la population est en emploi précaire. Il y a une énorme fracture avec les salariés du secteur public, ceux qui ont un statut de fonctionnaires, ou avec ceux des grandes entreprises du privé. Entre l’univers des flexibles et celui des stables. La différence porte bien sûr sur les revenus mais plus largement sur la vision de l’avenir. Ainsi, entre un agent d’entretien employé directement par une collectivité locale et une femme de ménage qui nettoie les bureaux d’entreprises privées, l’un sait qu’elle ne perdra pas son job tandis que l’autre a x employeurs et autant d’incertitudes.
Qui sont aujourd’hui les travailleurs fragilisés ?
Avec le phénomène d’ubérisation, une part importante de personnes, employées dans les services dont ceux à la personne, connaît une perte d’autonomie dans son travail. Avec eux, on passe d’une société de services à une société de « serviteurs ». J’emploie le mot « serviteur » avec exagération et beaucoup d’entre eux ont le sentiment à juste titre d’accomplir un travail utile. Je note trois conditions à cette société de « serviteurs ». La première, ce sont de faibles rémunérations. Ces gens gagnent très peu, bien qu’intervenant parfois dans un secteur subventionné par la puissance publique. C’est le cas des employés à domicile par des particuliers. Deuxième condition, c’est la flexibilité, au-delà du statut précaire, CDD ou intérim. Ainsi, vous pouvez être en CDI mais votre employeur peut vous demander de venir travailler le dimanche par un simple sms, en réponse au besoin de la clientèle.
Troisième condition, la faible autonomie dans le travail, qui se cache souvent derrière la flexibilité. On vous dit tout ce que vous devez faire. L’univers des entrepôts avec des robots commandés par un ordinateur est un exemple éloquent. Souvent, ces populations de salariés, qui exécutent des tâches automatisées, se retrouvent en décalage avec les promesses de leur parcours éducatif. De là, naît un fort ressentiment social. Les tensions ne naissent pas des inégalités en elles-mêmes mais du décalage entre les aspirations et la réalité de ce qui est vécu. C’est sans doute terrible, mais un jeune migrant qui arrive de Syrie et qui se retrouve à pédaler pour Uber toute la journée, au moins gagne de quoi se nourrir… Un bac + 5 n’aura pas la même vision.
Aujourd’hui il y a un lent processus de moyennisation et de fragilisation, qui ne se résume pas aux catégories populaires mais touche aussi les catégories moyennes, avec des tensions plus fortes en raison de cet écart de perception. Une partie vient de milieux très modestes, de milieux ouvriers, de milieux ruraux, de milieux d’employés provenant de l’immigration qui ont connu une ascension sociale forte lors des Trente glorieuses. Beaucoup de jeunes issus de ces classes ne parviennent pas réaliser le parcours social de leurs parents.
Qu’en est-il des inégalités de revenus et de patrimoine ?
Dans notre société marchande capitaliste de consommation, l’argent joue un rôle essentiel. On assiste à un enrichissement indécent d’une partie de la population ultra riche. Dans notre rapport à paraître sur les riches en France en juin, nous calculons ce que les grandes fortunes peuvent acheter. Ainsi Bernard Arnaud a une fortune correspondant à l’ensemble de la valeur des logements de Marseille. Il y a deux ans c’était Toulouse. Il y a cependant une très grande démagogie à se focaliser sur les ultra-riches. On est toujours le pauvre d’un autre et le riche, c’est toujours l’autre… C’est une bonne manière de se repasser le mistigri de la solidarité. À l’Observatoire des inégalités, nous fixons le seuil de richesse se situe au double du niveau de vie médian soit à trois mille six cents euros nets d’impôt de prestation sociale pour une personne seule par mois, en 2021. 92 % de la population vit avec moins cela. Si vous faites partie des 8 % des privilégiés, peut-on dire que vous n’êtes pas « riche » ?
Réduire le débat sur les très hauts revenus est une manière d’esquiver la discussion sur la répartition globale. Je trouve que la gauche aujourd’hui a un discours très faible sur la question de la répartition, de l’effort et de la solidarité au niveau général. Or nous assistons, depuis 20 ans à une stagnation du revenu des catégories populaires, depuis 15 ans à une stagnation de celui des classes médianes. Il n’y a pas d’effondrement des revenus, d’explosion de la misère, ni d’appauvrissement des plus pauvres. Ce qui pose problème, c’est le sentiment que d’autres continuent à s’enrichir alors que vous stagnez.
Dans quelle mesure la lutte pour l’égalité de genre a-t-elle pris le pas sur la lutte pour un travail décent ?
Il est vrai que dans le monde syndical, les inégalités professionnelles sont désormais souvent considérées sous l’angle unique des inégalités de genre. Sans relativiser de telles inégalités, il faut souligner les écarts entre les cadres et les ouvriers, en termes de conventions collectives, de statuts, de responsabilité au travail, de hiérarchie des salaires qui est centrale. S’il faut réduire les inégalités à la source, c’est au niveau des inégalités des salaires.
Comment caractérisez-vous la situation des cadres ?
La population des cadres n’a plus rien à voir avec celle d’hier. En 30 ans, le nombre actifs cadres a été multiplié par deux. Leurs salaires progressent beaucoup plus que celui des employés. En fin de carrière, à l’âge de 50 ans, les inégalités au sein de la population sont plus importantes qu’en début de carrière. Mais à l’intérieur de l’encadrement, les écarts sont devenus considérables. Une partie des cadres n’encadre pas vraiment. Il y a de fait des classes de cadres, fonction du niveau occupé dans la hiérarchie.
Y a-t-il des cadres pauvres ?
L’Observatoire a publié les taux de pauvreté selon les catégories et note peu de difficultés dans ce groupe massifié. C’est un groupe qui connaît très peu le chômage et la pauvreté, qui vit bien mieux que les autres. Ce qui ne veut pas dire que ce groupe-là soit épargné des difficultés sociales et des fractures. 500 000 personnes parmi la population de cadres, sont en situation de pauvreté : des jeunes à temps partiel, des familles dont une personne est au chômage, des cadres de famille mono-parentale, très souvent des femmes. Il y a dans ce groupe massifié aussi une partie de cadres en déclassement. Formés, ils vont pouvoir retrouver du travail assez vite. Mais sur le moment ils ne sont pas à la position où ils sont attendus. Quand un cadre doit recourir aux prestations sociales et à l’aide d’associations, c’est un puissant déclassement.
À quelles formes d’inégalité les cadres doivent-ils être attentifs ?
Fixer les salaires des gens, répartir entre les uns et les autres selon les critères de justice, est un pouvoir énorme sur la vie des gens. On décide de leur mode de vie. On doit pouvoir connaître et débattre des salaires et de leur évolution. Les vrais libéraux sont pour la liberté d’information. Il faut être libéral totalement, y compris en termes de circulation et d’information sur cette question. Or les représentants des salariés sont souvent dans l’ignorance. Les syndicats doivent repenser leur système d’interpellation des directions sur ces questions. Un autre enjeu, directement en lien avec la performance, est de faire participer les salariés qui ont quelque chose à dire de leur propre travail. Il y a des marges dans l’organisation ! Le capitalisme français est encore très patriarcal. Certes, il y a des moments où il faut assumer seul des décisions mais on est loin de la co-gestion ou même, de l’autonomie.. Il faut savoir s’inspirer des avis puis faire participer ceux qui vont les exécuter les décisions. La lutte contre les inégalités dans le travail ne se résume pas à gagner plus d’argent.
Quel impact a eu la pandémie du Covid sur les inégalités ?
Le monde d’avant revient au galop… Sur certaines basses rémunérations, il y a certes eu quelques avancées mais globalement, je ne note pas de grand changement. Le temps politique, court, n’est pas adapté au temps des mesures que nécessite la réduction des inégalités. Il faut par ailleurs sans cesse expliquer aux citoyens les enjeux des mesures à prendre, tout en mettant en œuvre la solidarité. Dans la négative, on se retrouve avec des centaines de milliers de gens sur les ronds-points, parce que les mesures en faveur de la transition écologique n’ont pas été accompagnées de mesures de justice sociale. Il faut veiller à l’acceptabilité sociale de toute décision et pour cela 1-donner un objectif à l’action et 2- s’assurer que l’effort est équitablement réparti. Au fond, on n’est pas si loin de l’entreprise… Savoir renoncer au gagnant-gagnant dans le domaine de l’écologie et du social, affronter les conflits, trouver les solutions justes comprenant des contreparties sociales. Tout cela est bien sûr plus facile à dire qu’à faire, d’autant que notre pays se caractérise par une faible culture du compromis et de la négociation et une fragilisation des corps intermédiaires.
« Passeurs d’avenir, tous au travail ! », c’est le titre de notre Congrès de Nantes. Que vous inspire-t-il ?
J’aime bien votre sous-titre « tous au travail ». Il va à l’encontre du discours sur la fin du travail que je ne partage pas du tout. Dans notre société, le travail reste à l’origine de la production et du partage de la richesse, mais aussi des rapports sociaux, des conflits, etc. Il faut du travail pour tous, mais du travail de qualité. Militer pour le revenu universel, c’est acter la fin du travail, c’est une impasse idéologique. Je déplore de la même façon la rhétorique sur l’assistanat. Au contraire, les gens veulent tellement travailler qu’ils acceptent des conditions déplorables, des salaires très bas, des temps de travail, partiels, fractionnés. Il n’y a qu’à considérer les petits boulots qui se sont développés. Face à cela, le rôle des cadres est de ne pas rester enfermés dans leur tour d’ivoire et de partager une part de leur pouvoir avec ceux qu’ils encadrent. Sans céder non plus au discours démagogique participatif selon lequel tout le monde doit discuter de tout en permanence, que toutes les voix se valent. Ce n’est pas vrai. La voix d’un ingénieur sur la structure globale d’un immeuble ou d’un pont ne vaut pas celle de l’ouvrier non-qualifié, ne soyons pas démagogues. En revanche, il faut savoir écouter le salarié qui alerte, par exemple, sur un aiguillage défectueux ou qui suggère de mettre des moyens sur tel sujet… J’encourage aussi les cadres à partager la prise de décision avec leurs équipes, à prendre en compte tous les avis.
Face à la crise sanitaire, le réchauffement climatique, la guerre en Ukraine, restez-vous optimiste malgré tout sur le fond ?
Si on ne croit pas à la possibilité d’une transformation sociale, autant tout arrêter. Il en va de la même façon pour les inégalités comme pour le climat. Il y a tout un discours anxiogène et paralysant sur la société du déclin. Il faut donner à voir des perspectives d’amélioration. Nous venons de publier un ouvrage intitulé « Réduire les inégalités, c’est possible ». Je ne veux pas nier les difficultés de toutes sortes mais je ne souscris pas au « avant c’était mieux ». Tout ne va pas toujours plus mal ! Voyez les jeunes. Ils sont des capacités incroyables de rebond, d’initiatives, de sens critique, des formations de qualité, etc., même s’il y a des jeunesses différentes. Les richesses de la France, économiques et humaines sont énormes. La solidarité reste une valeur très profonde. Ne soyons pas misérabilistes ! Les situations bougent. Aux politiques et aux syndicats de faire en sorte qu’il y ait une offre qui leur corresponde.
Propos recueillis par Odile Bordon, Bertrand Hériard, Marie-Hélène Massuelle
Rendez-vous à Nantes pour expérimenter le « Monopoly des inégalités »
Avec plus de 500 exemplaires vendus à des établissements scolaires, des centres sociaux, mais aussi des entreprises et auprès de divers publics adultes, il fait un carton ! Conçu par l’Observatoire des inégalités, le jeu est un prétexte pour discuter des formes et processus d’inégalités, et réfléchir aux moyens pour lutter en faveur de plus de justice sociale. Fort de ce succès, l’Observatoire a embauché deux personnes, sans compter l’aide de nombreux bénévoles. Les recettes contribuent à faire vivre l’association. Sollicitée par l’équipe Congrès, elle animera un atelier le samedi après-midi à Nantes.
NB : découvrir le compte rendu de l’atelier au Congrès écrit par Isabelle Vela