Dans notre dernier numéro de Responsables « Quand le MCC répond aux attentes spirituelles », nous avons invité Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État. Il nous a confié quelques souvenirs de sa riche carrière pleinement dédiée au service de l’État et du bien commun … De ses parents à son devoir d’état, à ses exigences d’intégrité et d’éthique, sa foi est un cheminement, une boussole qui donne sens et unifie son existence. En plein débat sur le projet de loi sur la fin de vie, nous mettons gracieusement à votre disposition cet article dans lequel il nous en donne aussi son analyse.  

Comment avez-vous vécu votre foi dans vos responsabilités de haut fonctionnaire ?

J’étais soumis à deux principes fondamentaux applicables aux fonctionnaires : le devoir de réserve et le respect de la laïcité. Depuis quelques années, les fonctionnaires chrétiens sont confrontés à la contrainte supplémentaire de la société de communication et des réseaux sociaux. On est passé d’un monde dans lequel on pouvait segmenter (je ne dis pas dissimuler) sa vie, de manière étanche, à un monde qui efface les barrières entre vie privée et vie publique.

Lorsque j’étais Secrétaire général du Gouvernement, je suis intervenu à l’aumônerie de Sciences Po. J’étais absolument certain que ce que je disais ne reviendrait pas le lendemain aux oreilles du service de communication du Premier ministre. Maintenant, c’est beaucoup plus incertain et problématique. Lors d’une réunion, on peut être enregistré à son insu, même si on a demandé qu’il n’y ait pas d’enregistrement et cet enregistrement peut se retrouver immédiatement sur un réseau. À l’inverse, un homme public peut scénariser sa vie privée. Alors qu’il ne s’occupe pas de sa famille, il peut par exemple faire venir la presse un samedi matin à un petit-déjeuner avec ses enfants dans un café du centre-ville où il est élu.

Pouvez-vous dire que votre foi chrétienne, que vous n’avez jamais cachée, vous a aidé à être ce que vous êtes devenu dans votre vie professionnelle ?

Sans revendiquer ma foi chrétienne, mon histoire personnelle – j’ai été novice chez les jésuites – faisait qu’avant même les réseaux sociaux, tout le monde savait que j’étais catholique. J’ai toujours été le « catho de l’assemblée ». J’avais droit à des blagues anticléricales et l’auteur de la blague s’excusait hypocritement.

Même si j’ai été un « thala »[1], je n’ai pas toujours eu la même foi et la même pratique au cours de mon existence. Mais en 2001, s’est produit un évènement très important pour moi. À 52 ans, j’ai subi l’ablation d’une partie d’un poumon avec une forte présomption de cancer ; cette incertitude a duré plusieurs semaines. Sans complètement faire basculer ma vie pour des raisons de discrétion et de disponibilité à ma tâche, ce temps a changé ma vie. Dans l’année qui a suivi mon opération, devant effectuer des exercices physiques, j’allais à pied de mon domicile à mon bureau. Cette heure de marche fut tous les matins un temps de prière. En un an, j’avais parcouru 1200 kms… un peu le chemin de Saint Jacques de Compostelle !

Après cette opération, je suis allé régulièrement au Centre Sèvres[2] le mercredi soir après le Conseil des ministres, entre 20 et 22 heures, pour assister au cours d’Écritures Saintes du Père Beauchamp. J’étais à l’Hôtel Matignon au rez-de-chaussée. Je quittais mon bureau par la porte-fenêtre, traversais le jardin et sortais à l’insu de tout le monde par la rue de Babylone. Je rentrais à 22 heures par le même endroit pour terminer ma soirée de travail. Les gardiens de la paix du 57 rue de Varenne me voyaient sortir et notaient que j’étais sorti à telle heure. J’ai pu le faire sans jamais être pris en « flagrant délit » du « on vous a cherché partout… ». Le Secrétaire général du Gouvernement doit être joignable à tout moment. Aujourd’hui, ce ne serait plus possible.

Si tout le monde m’a toujours regardé comme le « catho de service », cela n’a pas toujours été le cas. Une vie n’est pas une ligne droite. Je ne suis pas un fan de Claudel. Mais c’est lui qui a écrit que Dieu écrit droit avec nos lignes courbes. Il n’y a pas une absolue continuité même si, quand on arrive au terme de sa vie, ce qui est mon cas, on a tendance à penser que cela a été complètement rectiligne.

Dans les épreuves professionnelles que vous avez dû traverser, avez-vous senti cette force qu’on appelle la foi ?

Je pense que la foi est une boussole. Elle conduit à modifier le regard que l’on a sur l’existence. Je suis un peu johannique – il y a le Monde et le Royaume – mais pas complètement, je ne suis pas dans une opposition frontale entre les deux.

Ainsi, dans toute vie professionnelle, il y a des principes directeurs qui n’ont rien de spécifiquement catholique, mais qu’un catholique doit respecter. La première chose est d’être un professionnel légitime sur qui l’on puisse compter ; c’est de faire son « devoir d’état ». Être sérieux, assumer sa tâche, répondre aux attentes que l’on peut avoir à votre égard et à l’égard de votre service, sécuriser les processus de décision (par exemple, quand on est Secrétaire général du Gouvernement, tel projet respecte-t-il la Constitution et le droit européen ? On n’a pas droit à l’erreur et on ne peut pas se réfugier derrière des balancements prudents) et aussi faire preuve de créativité.

La deuxième chose, c’est respecter l’ensemble des règles et des lois qui gouvernent notre activité. Surtout d’ailleurs quand on « fait » la loi, non pas formellement mais en vérité. Dans ce contexte, j’ai été conduit à titre personnel et avec mes équipes à être attentif aux questions d’éthique, avant même que la loi ne vienne expressément confirmer ces exigences[3]. On disait de moi que j’étais intègre plutôt que « catho ». Sans pour autant faire la morale, cette exigence éthique a toujours été vue par mon entourage comme un élément indissociable de ma manière d’être et de ma foi. Par exemple, après avoir été directeur de l’administration générale au ministère de la Justice, j’ai été nommé directeur des libertés publiques au ministère de l’Intérieur. On m’a fait remarquer que cela me convenait plus de m’occuper des grandes questions éthiques au ministère de l’Intérieur que de l’administration du ministère de la Justice[4].

J’ai essayé de vivre l’esprit du Décalogue. J’ai eu la chance de n’avoir jamais eu de difficultés pour accéder aux postes que j’ai occupés. Autrement dit, je n’ai jamais tué père et mère pour arriver là où je suis arrivé ! Cela finit par se savoir et vous valoir une forme de respect. Au-delà du Décalogue (« tu ne tueras », « tu ne convoiteras pas ce qui appartient à autrui » : c’est déjà beaucoup de prendre au sérieux ces prescriptions…), l’approfondissement de l’Alliance implique le respect des personnes, le pardon, le service du prochain, cela étant aussi bien compris par mes entourages professionnels.

La foi aide aussi à prendre de la distance et à ne pas absolutiser les enjeux d’une carrière. J’ai toujours eu une certaine distance intérieure face à ces enjeux. Je pense que la foi aide également à gagner de l’unité et de la liberté intérieure. S’est imposée à moi avec une grande force l’idée que nos vies personnelles sont l’histoire d’une rencontre avec Dieu, un appel à le rencontrer et la prise de conscience d’une attente de Dieu à notre égard.

Cette rencontre, aussi imparfaite et obscure soit-elle, est source de joie et de liberté. Elle unifie nos existences, elle change la vie, sans être une contrainte morale. Pour moi, l’un des enjeux de la vie chrétienne est d’être en capacité, dans le monde tel qu’il est, de refuser le triple absolutisme de l’argent, du pouvoir (ou de la domination) et de l’hédonisme. Ce sont des idolâtries que la Bible ne cesse pas de dénoncer et des impasses existentielles et éthiques, d’autant plus qu’elles sont poussées au paroxysme. Voilà ce que j’ai compris.

J’ai aussi cette conviction profonde qui est inséparable de ma foi : il nous faut être complétement dans le monde sans être du monde, au sens johannique du terme. Dans la vie civile ou professionnelle, c’est, par exemple, être différent (je n’ai pas eu à me forcer pour l’être), respecter les personnes et pratiquer l’humilité d’une manière qui ne soit pas affectée.

D’où pensez-vous que votre sens de l’engagement au service de la France vous vient ?

Au fond, deux choses ont été fondamentales pour moi, l’alliance entre l’héritage parental et cette idée complètement folle de vouloir connaître et comprendre le monde dans lequel je vivais.

J’ai vu mes parents « au service ». Mon père était agriculteur et ma mère femme au foyer dans un petit village. Sans avoir son certificat d’études primaires, ma mère a fait des études d’infirmière pendant la seconde guerre mondiale, car on pensait alors que le STO allait s’étendre aux femmes. Mes grands-parents voulaient donc que leur fille ait un métier. Ma mère a par conséquent soigné les habitants du village. Pendant mon enfance, j’ai toujours vu sur la cuisinière à feu continu une casserole dans laquelle on faisait bouillir seringues et aiguilles. À toute heure du jour ou de la nuit, lorsque quelqu’un allait très mal ou venait de mourir, on appelait ma mère ou mon père, tous deux catholiques fervents, parce que les familles comptaient sur eux pour avoir une aide paramédicale, mais plus encore une présence humaine et spirituelle : faire une ultime piqûre, réconforter une famille, prier avec elle, apprêter le défunt….

Ensuite, mon orientation professionnelle a été guidée par le désir de connaître et de comprendre le monde dans lequel je vivais pour participer à sa transformation. En réalité, j’ai toujours voulu que ce monde soit plus juste.[5] En me retournant sur ces années, j’ai le sentiment d’avoir, dans mon référentiel (la société numérique urbaine post-agricole et post-industrielle) essayé « de faire comme Papa et Maman » dans le leur, sans y être vraiment parvenu. Cela peut paraître ridicule, mais c’est ma part de vérité.

Vous avez publié une tribune dans Le Monde, le 5 septembre dernier, sur l’euthanasie[6]. Pourquoi l’avoir écrite ? Quelles ont été les réactions ?

J’ai cherché à répondre à la question de savoir quels sont les impacts du projet de loi sur la fin de vie sur la société et sur la médecine. Mon approche de l’euthanasie est une approche civique et sociale. Elle n’est en rien religieuse. Ce qui est m’impressionne, c’est la ruse dont fait preuve la société libérale pour se débarrasser des personnes dont la vie ne vaudrait plus d’être vécue. Elle a trouvé un formidable alibi :  l’auto-détermination de la personne qui devrait pouvoir choisir sa mort. Voilà pour la motivation « noble ». Mais là où des études ont été faites, que voit-on ? L’euthanasie « bénéficie » en priorité aux plus pauvres et aux plus démunis à qui l’on refuse les moyens de vivre décemment. Le gouvernement canadien qui a le mérite de la franchise chiffre aussi les importantes économies que sa législation permet de faire.

Avec l’euthanasie, on peut en effet régler les problèmes de financement de la dépendance, de l’assurance maladie et peut-être même de l’assurance vieillesse. De plus, on accélère la transmission des patrimoines, ce qui est économiquement bénéfique. Où est la liberté individuelle tant revendiquée par les partisans de l’aide active à mourir ? N’est-ce pas plutôt la société ou les familles qui inculquent insidieusement aux personnes âgées ou dépendantes qu’elles ont fait leur temps et qu’elles ne sont plus utiles en rien ? Je crois profondément que l’on arrive à une rupture anthropologique majeure, si l’on substitue la distribution de doses létales au soin, à la bienveillance et à la solidarité.

Vous avez accepté la mission de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (CIASE). Votre foi a été mise à rude épreuve…

Le plus dur a été de lire et d’entendre les témoignages des victimes. C’est un chemin de douleur que de découvrir ces vies abîmées ou détruites, cet empêchement de vivre et d’être. Je ne m’en suis pas remis. La dramatique histoire des agressions sexuelles dans l’Église nous replace en fait au cœur du mystère pascal. C’est cela que, dans la douleur, avec ma femme, j’ai appris à reconnaître. Il nous faut traverser la mort, descendre au tombeau pour renaître et revivre.

Propos recueillis par Sylvie de Roumefort et Bertrand Hériard-Dubreuil

 

[1] Thala ou tala. Argot : élève catholique militant de l’École Normale supérieure puis d’autres établissements de l’enseignement supérieur. Par extension, familier : catholique pratiquant.

[2] Centre Sèvres : université catholique qui réunit les facultés jésuites de Paris, créée en 1974 qui, depuis janvier 2024, a pris le nom de « Facultés Loyola de Paris ».

[3] Jean-Marc Sauvé a présidé la Commission pour la transparence financière de la vie politique jusqu’en décembre 2013. En janvier 2011, il rédige avec Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, et Jean-Claude Magendie, Premier président honoraire de la cour d’appel de Paris Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, Rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique. Depuis 2018, il préside le comité d’éthique de Paris 2024 (comité d’organisation des Jeux Olympiques de Paris).

[4] Directeur de l’administration générale et de l’équipement au ministère de la Justice de 1983 à 1988.

[5] Un livre d’hommage a été dédié à Jean-Marc Sauvé sous le titre « Qu’est-ce que le bien commun ? » (Berger-Levrault, coll. Au fil du débat Etudes, juill. 2020), sous la direction de Pierre Delvolvé, Bernard Stirn, Christian Vigouroux, Fabien Raynaud, Laurence Marion et Édouard Geffray.

[6] Le Monde, 5 septembre 2023, « Légaliser l’euthanasie, n’est-ce pas renoncer à la construction de notre projet collectif ? ».