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Ni chaînes ni maîtres

Film français (1h38), avec Camille Cottin, Benoît Magimel, Ibrahima Mbaye Tchie, Anna Diakhere Thiandoum.

Simon Montaïrou

En 2023 et 2024, le genre du film d’aventures a refleuri au sein du cinéma français avec deux adaptations littéraires d’Alexandre Dumas : Les trois mousquetaires (deux films, 2023) de Martin Bourboulon et Le comte de Monte-Cristo (2024) de Matthieu Delaporte et Alexandre de la Patellière. Le succès des trois films repose notamment sur une narration riche en coups de théâtre, inspirée du format de la série télévisée, et sur une mise en scène épique parmi des décors somptueux, qui ne parvient pourtant pas à dépasser l’horizon du pur divertissement.

Ni chaînes ni maîtres, film de survie situé au XVIIIe siècle, tourné à l’île Maurice avec les stars Benoît Magimel et Camille Cottin à l’affiche, participe au renouveau de ce spectaculaire à la française tout en conservant son identité de film d’auteur. Ce premier long-métrage rend voix aux marrons esclavagisés par la France et révoltés contre l’autorité des blancs (comme la résonance anarchiste du titre l’annonce). En 1759, sur l’île Maurice, Massamba (Ibrahima Mbaye Tchie) est l’esclave responsable de la plantation d’Eugène Larcenet (Benoît Magimel). Il renie sa culture d’origine dans l’espoir d’être affranchi avec sa fille Mati (Anna Diakhere Thiandoum). À travers leurs points de vue, la première partie du film révèle les tortures qui accompagnent le Code noir avec une grande précision historique. Les gros plans récurrents sur les peaux noires lacérées de coups de fouet trouvent une puissante portée symbolique, tant ils rappellent à eux seuls le martyre des noirs esclavagisés par la France. Simon Montaïrou souligne également l’usage instrumental de la religion catholique dans ce contexte colonial, grâce au personnage de Madame La Victoire (Camille Cottin), une « chasseuse » professionnelle de marrons (qui a vraiment existé), qui invoque sa foi pour donner sens à sa cruauté.

Le grand talent de ce cinéaste, scénariste de longue date, passionné d’Histoire, est ainsi de mêler un discours engagé et poétique à l’odyssée haletante de Massamba. La fuite des protagonistes se teinte d’actualité : elle renvoie métaphoriquement à celle de tous les réfugiés d’aujourd’hui – en témoigne une scène de plage couverte des cadavres des marrons qui ont tenté de prendre la mer. La jungle, terrain d’une traque sanglante, est en même temps une terre mystique où les arbres, peuplés par les esprits, deviennent des objets de contemplation comme dans les films du cinéaste malien Souleymane Cissé. Montaïrou fait entendre la langue des marrons, donne des noms à leurs divinités, rappelle l’importance des diverses ethnies africaines qui ont peuplé l’île Maurice – les Bambaras, les Peuls, les Wolofs. Alors que le film semble avoir touché à sa fin, il ménage une longue pause où l’on découvre un rituel d’accueil solennel. Les visages des marrons y resplendissent longuement dans le contre-jour, tels des masques sacrés. C’est le plus beau coup de force de ce cinéaste prometteur, aussi insoumis que ses personnages, qui croise les références à Francis Ford Coppola, Werner Herzog mais aussi Aimé Césaire : il célèbre avec érudition, au cœur d’un cinéma grand public, la noblesse et la beauté de la culture africaine.

 

Juliette Goffart

Publié dans le numéro Etudes 4319 (Octobre 2024)

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