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L’histoire de Souleymane
Film français (1h33), avec Nina Meurisse, Alpha Oumar Sow, Abou Sangare
En suivant une cadence infernale, Souleymane (Abou Sangare) livre des repas dans tout Paris et traverse, sur son vélo, les rues bondées de la capitale. Chaque soir, il a rendez-vous à la station de métro Jaurès afin de bénéficier d’un hébergement d’urgence, où il doit réserver son lit et son repas tous les matins. Du lever du soleil à la tombée de la nuit, rien ne lui est offert, et Souleymane doit se battre pour survivre dans un environnement qui lui est hostile à bien des égards.
Migrant originaire de Guinée Conakry, on ne sait rien des raisons exactes qui l’ont amené à se faire louer un compte de livraison en ligne en attendant d’obtenir le droit d’asile et, avec lui, le droit d’obtenir légalement un travail. Car, entre deux courses à vélo, Souleymane apprend par cœur une histoire qui n’est pas la sienne : en prévision d’un rendez-vous fatidique avec les services en mesure de lui accorder (ou non) son droit à l’asile, il paie les services d’un conseiller guinéen qui lui recommande de se présenter comme un opposant politique ayant été persécuté au pays. « L’histoire » de Souleymane est un récit au sens premier du terme : elle est écrite et récitée à la manière d’un conte ou d’une prière et il revient au jeune homme d’apprendre en quelque sorte son texte, comme un comédien révisant chacune de ses répliques en amont d’une représentation qui pourrait changer sa vie.
Réalité et fiction s’entremêlent ainsi dans le film de Boris Lojkine, qui reprend une partie de la vie de son acteur principal, Abou Sangare (lui aussi migrant guinéen, lui aussi en quête d’un refuge en France), et qui s’articule autour d’une tension permanente entre vérité et mensonge. « Toi, t’es pas un menteur », affirme par exemple l’un des proches de Souleymane en le regardant droit dans les yeux, sans se douter que celui-ci compte obtenir l’asile à partir d’un script. La mise en scène de Lojkine fait dans cette perspective office de belle synthèse, en épousant un style immersif et réaliste, avec une caméra portée très remuante, mais aussi impressionniste, avec un recours important au flou et au montage fragmenté. En témoigne notamment la constellation de sources lumineuses (gyrophares, feux de signalisation et autres lampadaires) qui tapissent la ville et renvoient à une approche ultraréaliste de l’espace urbain, tout en évoquant l’éclairage artificiel d’une scène de théâtre avec, en son centre, Souleymane. Cette prison de lumière se présente ici comme une réminiscence du passé du jeune homme qui, en effectuant des recherches sur les pénitenciers guinéens où sont enfermés les opposants politiques, se voit intérieurement ramené aux geôles libyennes où il a été lui-même emprisonné. Car il a beau arpenter les rues de la ville et être toujours en mouvement, il reste piégé par sa situation autant que par son silence, au même titre que ses camarades de course, eux aussi migrants, eux aussi plongés parfois dans un déni en forme de refuge. « L’histoire » de Souleymane est ainsi celle d’un homme qui cherche encore à sortir de prison. Seul le partage de son véritable récit pourra l’en libérer.
Corentin Lê