Louise Roblin
Docteure en philosophie politique
Louise Roblin
Docteure en philosophie politique
enseignement social
La dignité dans le travail : les nouveautés de Laudato si’
Louise Geisler-Roblin vient de soutenir en Sorbonne une thèse de philosophie politique intitulée “Le travail dans la transition écologique, la réinvention de la doctrine sociale catholique”. Cette thèse s’appuie sur une recherche-action portée par le CERAS et clôturée par un colloque international à l’Unesco intitulé : “Quel travail pour une transition écologique solidaire?”. Le MCC en était partenaire.
Depuis sa création avec l’encyclique Rerum novarum (1891), la doctrine sociale de l’Église donne une place centrale au travail, parce qu’il humanise (1) le travailleur.
En sous-jacent de cette vision très positive du travail humain se trouve la raison d’être de la doctrine sociale de l’Église : une critique forte d’un modèle socio-économique permettant un travail qui abîme et aliène les travailleurs, c’est-à-dire un travail qui n’humanise pas. C’est ainsi sur ce que Jean-Paul II appelle la part “subjective” (2) du travail que le Saint-Siège se concentre, pour que ce travail respecte la dignité intrinsèque à la personne humaine.
L’attention aux conditions de travail
La défense doctrinale de justes conditions de travail, d’un salaire digne, du droit au repos, etc. depuis la fin du XIXe siècle est donc sous-tendue par une valorisation du travail (quel qu’il soit), si tant est qu’il est au service de la dignité du travailleur. Or, cette focalisation de la valeur du travail sur sa dimension subjective ne s’intéresse pas en premier lieu à la finalité du travail (au sens de ce que le travailleur fait et fabrique), et à l’impact de son activité sur le monde. C’est la façon dont le travail est vécu, principalement, qui permet une activité émancipée. Les normes de l’Organisation International du Travail, et plus généralement la philosophie du travail de Hannah Arendt ou Karl Marx par exemple, ne disent pas autre chose : si le travail humain est aliéné, c’est qu’il est entièrement converti en une production technique et instrumentale. Le travailleur, réduit à l’homme efficace, ne ressent plus que les exigences de l’efficacité ; la personne humaine n’est plus regardée que comme une matière capable d’être transformée, ou un outil dont on se sert.
Dans la même veine, le travail dans l’encyclique de Jean-Paul II Laborem exercens (1981), parce qu’il est centré sur son aspect subjectif, est une gouvernance matérielle, physique, une modification du « créé » dans laquelle le créé n’importe pas par lui-même. Certes, les ressources naturelles sont comprises comme étant limitées, mais cela n’implique qu’une limitation à la toute-puissance humaine, et non pas une remise en question du travail comme domination.
L’attention à la finalité
Avec le pape François, le travail n’est plus considéré comme un appel de Dieu à l’Homme à maîtriser le monde pour son propre bien, mais comme un appel à arrêter la maîtrise et travailler à ce que la Création rende gloire à Son Créateur – et qu’elle se prépare à sa venue. Il ne s’agit plus d’un travail d’abord transformateur, par lequel nous permettons au monde d’être accueillant et bon pour l’humain, mais d’un travail qui est d’abord une contemplation (3) de la beauté et de la gratuité du monde.
Le pape n’oppose donc pas action et contemplation, bien au contraire : il n’est pas nécessaire de chercher la contemplation – qu’elle soit esthétique, philosophique ou religieuse – en dehors du faire. Le pape François, dans l’encyclique Laudato si’, appelle ainsi à la fois à davantage de contemplation (4), de gratuité, et insiste sur l’importance du travail.
Dans les écrits du pape François, la crise écologique et les réflexions qu’elle impose entrent en contradiction avec la valorisation d’un travail-transformation de la matière, un travail dont la valeur subjective masque son effet objectif sur le monde matériel. L’impact environnemental des activités humaines conduit à rediriger les critères de la dignité vers le contenu du travail, c’est-à-dire sa finalité, plutôt que ses seules conditions. Cela revient à établir un lien entre la personne et la matière, car ce que l’on fait objectivement entre en lien direct avec la façon subjective de le vivre.
Dès lors, la dignité du travail dépend de la possibilité d’un prendre-soin dans le travail. Écouter la « clameur de la terre » et la « clameur des pauvres » (LS 49), c’est en effet ne pas considérer les activités humaines (dont le travail) comme des actions techniques devant réparer des erreurs, mais plutôt entrer en relation avec ceux qui souffrent.
Il est alors possible de définir l’utilité du travail en tenant compte de son impact sur le monde (son aspect objectif) mais sans se limiter à son résultat produit. C’est le processus de double transformation (de l’objet et du sujet ensemble) qui devient central, plutôt que le résultat du travail. Plus encore : une collaboration (5) à la créativité divine, un mouvement de service.
Il y a, au sein de l’activité de travail quelque chose qui tient de la relation à un milieu (humain et non-humain). Cette relation personnelle est un dialogue opératif : nos questions sont nos actes, et la réponse de la nature son propre développement en retour. Le soin implique un travail qui maintient, perpétue et répare notre monde, c’est-à-dire un travail au service d’une réalité qui a besoin d’être aidée pour atteindre sa fin propre.
(1) « Le travail est un bien de l’homme – il est un bien de son humanité – car, par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, “il devient plus homme”. » (LE 9)
(2) « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet. Ici vient tout de suite une conclusion très importante de nature éthique : bien qu’il soit vrai que l’homme est destiné et est appelé au travail, le travail est avant tout “pour l’homme” et non l’homme “pour le travail”. » (LE 6)
(3) « Quand la capacité de contempler et de respecter est détériorée chez l’être humain, les conditions s ont créées pour que le sens du travail soit défiguré. […] Le travail devrait être le lieu de ce développement personnel multiple où plusieurs dimensions de la vie sont en jeu : la créativité, la projection vers l’avenir, le développement des capacités, la mise en pratique de valeurs, la communication avec les autres, une attitude d’adoration. » (LS 127)
(4) « L’être humain tend à réduire le repos contemplatif au domaine de l’improductif ou de l’inutile, en oubliant qu’ainsi il retire à l’œuvre qu’il réalise le plus important : son sens. Nous sommes appelés à inclure dans notre agir une dimension réceptive et gratuite, qui est différente d’une simple inactivité ». (LS 237)
(5) « Dieu a placé l’être humain dans le jardin à peine créé (Gn 2, 15) non seulement pour préserver ce qui existe (protéger) mais aussi pour le travailler de manière à ce qu’il porte du fruit (labourer). […] En réalité, l’intervention humaine qui vise le développement prudent du créé est la forme la plus adéquate d’en prendre soin, parce qu’elle implique de se considérer comme instrument de Dieu pour aider à faire apparaître les potentialités qu’il a lui-même mises dans les choses : « Le Seigneur a créé les plantes médicinales, l’homme avisé ne les méprise pas » (Si 38, 4). » (LS 124)