Bertrand Hériard Dubreuil

Aumônier de secteur à Marseille

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le titre espagnol du livre du théologien latino-américain Leonardo Boff, écrit en 2006, est : « Ecología: grito de la Tierra, grito de los pobres ». Plus pauvres que les ouvriers sont les indigènes que l’agro-industrie est en train de chasser de leur terre.

 

Bertrand Hériard Dubreuil

Aumônier de secteur à Marseille

enseignement social

Quête de sens au travail : la sagesse de la doctrine sociale de l’Eglise

"Le travail est avant tout pour l'homme et non l'homme pour le travail"

Le monde du travail a subi trois grandes transformations : la révolution industrielle qui a duré trois siècles, les deux guerres mondiales qui ont été très rapprochées et la crise écologique qui ne fait que commencer. Face aux dérives et aux dangers qui peuvent accompagner ces crises pour les plus précaires, l’Eglise sera amenée à préciser progressivement les critères qu’elle juge essentiels pour garantir que le travail soit humain, précisant ainsi sa pensée sociale sur le travail. Peut-on pourtant parler d’une doctrine au sens systématique du terme ? 

L’attention aux conditions de travail

Au XIXème siècle, l’industrialisation s’accompagne d’une paupérisation de la population. Des voix s’élèvent au sein des laïcs et du clergé pour dénoncer les excès du capitalisme : les ouvriers, qui ne vivent que de leur travail, sont pieds et poings liés devant les décisions du capital. Le magistère universel réagit sous la plume du pape Léon XIII qui publie en 1891 la lettre encyclique Rerum novarum. Cette encyclique précise en particulier ceci :

Le nombre d’heures d’une journée de travail ne doit pas excéder la mesure des forces des travailleurs et les intervalles de repos doivent être proportionnés à la nature du travail et à la santé de l’ouvrier et réglés d’après les circonstances des temps et des lieux. (RN 33)

En écho à cette prise de position très précise du magistère catholique, les chrétiens fondent des syndicats, comme l’USIC (fondée en 1906 et qui deviendra MCC en 1965) ou la CFTC (fondée en 1919 et dont se séparera la CFDT en 1964). C’est également la naissance de la jeunesse ouvrière chrétienne (1925 en Belgique), avec des jeunes qui se mobilisent pour défendre leurs conditions de travail et s’unissent sous le slogan : « la vie d’un jeune travailleur vaut mieux que tout l’or du monde, car il est fils de Dieu »

L’attention à la manière dont est vécu le travail

Pour faire tourner l’industrie de guerre, le fordisme va s’imposer et le travail à la chaine va devenir monnaie courante pour les ouvriers non qualifiés. Commence alors une ère nouvelle où le travailleur ne peut plus penser au rythme de la machine. En cette période troublée, nombre d’intellectuels feront l’expérience des conditions de travail en usine, que ce soit par volonté d’avoir un contact direct avec cette réalité, comme Simone Weil, ou pour échapper au service obligatoire allemand, comme le jeune Karol Wojtyła (futur pape Jean Paul II). C’est également le choix que feront les prêtres-ouvriers, dans le souci de mieux rejoindre la classe ouvrière.

Très attaché au monde ouvrier, Jean Paul II rappelle dans son encyclique Laborem exercens, publiée en 1980, que « le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, qui est le sujet du travail ».

Ici vient tout de suite une conclusion très importante de nature éthique : bien qu’il soit vrai que l’homme est destiné et appelé au travail, le travail est avant tout “pour l’homme” et non l’homme “pour le travail”. Par cette conclusion, on arrive fort justement à reconnaître la prééminence de la signification subjective du travail par rapport à sa signification objective. (LE 6).

En d’autres termes, si l’homme ne peut pas habiter son travail, se l’approprier, y mettre son cœur, on ne peut pas parler de travail digne. L’Eglise développe ainsi une très haute idée du travail pour l’homme : “par le travail, il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, ‘il devient plus homme’” (LE 9). Cette encyclique servira de point d’appui à Solidarnosc, fédération de syndicats polonais, et inspirera beaucoup de travailleurs chrétiens dans le monde entier.

L’attention à la finalité objective du travail

Dès les années 1970, des voix s’élèvent pour dénoncer la crise écologique. En 1992, au sommet de la terre à Rio, 5 ans après le rapport Brundtland, l’ensemble des nations unies décident de s’organiser par des conférences des parties – la Cop 1 étant celle de Berlin. La théologie de la libération est une des premières à prendre conscience que la question écologique est aussi une question sociale[1]. Quand le pape François décide de prendre position sur la crise écologique avant la Cop 21, il précise sur cette base la valeur du travail :

Dieu a placé l’être humain dans le jardin à peine créé non seulement pour préserver ce qui existe, c’est à dire protéger, mais aussi pour le travailler de manière à ce qu’il porte du fruit, ce qui est dit par le terme labourer. En effet l’intervention humaine qui vise le développement prudent du créé est la forme la plus adéquate du prendre soin parce qu’elle implique de se considérer comme instrument de Dieu pour aider à faire apparaître les potentialités que Dieu a lui-même mises dans les choses. (LS, 124)

Pour le christianisme, le monde a été créé. Il est l’œuvre d’un Dieu qui envoie son Fils sur Terre et qui en outre fait de lui un artisan. Dès lors, le travail est digne s’il collabore à la créativité divine, dans le service de la création et des travailleurs. Cette encyclique exercera une influence dépassant largement le monde chrétien.

Lire aussi : La dignité dans le travail : les nouveautés de Laudato si’

Une pensée du travail co-construite par l’ensemble des chrétiens

Les positions successives de l’Eglise, chacune s’appuyant sur les précédentes, finissent par dessiner une doctrine sociale sur le travail qui s’appuie sur l’expérience des chrétiens et élargit leur sagesse pratique. Comme le fait remarquer le Compendium en 2004, “la doctrine sociale de l’Eglise n’est pas le fait de la hiérarchie, c’est le fait de tous les chrétiens qui réfléchissent et qui agissent au nom de cette sagesse”. Cette ‘doctrine du travail’ s’appuie principalement sur trois principes : la dignité du travailleur, la justice sociale et l’option préférentielle pour les pauvres. Au fil du temps, ces principes vont s’affiner pour s’ajuster aux signes de temps. Le travail digne permet d’abord de faire vivre le travailleur et sa famille, puis d’y inscrire sa subjectivité et enfin de participer à la création. La justice sociale, attentive au sort des travailleurs face aux capital, s’est élargie en justice écologique attentive aux générations futures. La figure du pauvre évolue également : du prolétaire ne vivant que de son travail à l’indigène ne pouvant accéder aux communs privatisés par le capitalisme mondial, sans oublier l’ouvrier épuisé par la machine. Ces principes indiquent à tous les hommes de bonne volonté une tension entre ce qui est et ce qui devrait être, tension qui permet le jugement moral.

 

 

 

Pour aller plus loin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le titre espagnol du livre du théologien latino-américain Leonardo Boff, écrit en 2006, est : « Ecología: grito de la Tierra, grito de los pobres ». Plus pauvres que les ouvriers sont les indigènes que l’agro-industrie est en train de chasser de leur terre.

 

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