Charles Hervieux

Aumônier national du MCC

Charles Hervieux

Aumônier national du MCC

enseignement social

La charité au travail sur fond de doctrine sociale de l’Eglise

Au terme de charité, compris comme une pratique condescendante, on préfère aujourd’hui le terme de solidarité, laissant ainsi volontiers de côté la connotation religieuse. Les chrétiens conservent cependant à ce mot toute son aura et sa force théologale. Comme la foi et l’espérance, la charité a Dieu pour source et pour objet : trois vertus qui nous conduisent au cœur de Dieu et stimulent notre être de baptisé.

La charité ou l’amour – reflet le plus parfait de Dieu en nous – apparaît nécessaire à qui veut mettre en œuvre une justice sociale véritable. La charité est ce qui unifie les différents principes de la pensée sociale chrétienne, les ordonne les uns aux autres : « Aucune législation, aucun système de règles ou de conventions ne parviendront à persuader les hommes et les peuples à vivre dans l’unité, dans la fraternité et dans la paix, aucune argumentation ne pourra surpasser l’appel de la charité » (Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, 207). L’enseignement du magistère le redit à sa façon :

La charité est la voie maîtresse de la doctrine sociale de l’Église. […] L’amour […] est le principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques. (Benoît XVI, Caritas in Veritate, 2)

La charité « au cœur du réseau complexe des relations sociales » : une conversion permanente

Comment vivre cette charité ? Aimer, se donner, pardonner : voilà ce que nous voulons. Mais nous sommes de fieffés pécheurs, ce qui rend la tâche particulièrement difficile. La voie de la charité apparaît comme un horizon, une conversion à vivre constamment.

Nous sommes par ailleurs insérés « au cœur du réseau complexe des relations sociales », depuis nos relations personnelles jusqu’au plan social et politique. Le désir d’une société plus juste, plus libre, doit composer avec d’inévitables contraintes de toutes sortes dans un environnement aux intérêts contradictoires. Les marges de manœuvre s’avèrent généralement étroites. L’altérité souvent douloureuse du monde, des institutions, des entreprises et des êtres humains se présente comme une épreuve permanente. Convictions et croyances se voient subordonnées aux impératifs économiques, à un réalisme, à une position de pouvoir, aux ordres reçus, etc. C’est une tentative bien ardue que de se frayer un chemin de liberté.

Rêvons de donner à notre capacité d’aimer une dimension universelle

Pour qui se veut chrétien, s’ouvrir aux appels de Dieu et faire la rencontre de Jésus-Christ se fera toujours dans le monde tel qu’il est, avec la violence de ses tensions, avec ses rivalités et ses affrontements. Il n’y a pas lieu de désespérer pour autant : il s’agit, comme le grain tombé en terre, « de féconder et de fermenter la société même par l’évangile » (Compendium, 62).

Avec le pape François, nous pouvons former le voeu « qu’en cette époque que nous traversons, en reconnaissant la dignité de chaque personne humaine, nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel d’humanité. Tous ensemble : ‘Voici un très beau secret pour rêver et faire de notre vie une belle aventure’ » (Fratelli Tutti, 8).

Ce rêve n’est pas une fuite de la réalité ou l’expression d’une pure utopie. C’est une capacité à imaginer et créer pour transformer ce monde. Une capacité fondée sur la confiance en un Dieu qui ne nous abandonne jamais. Le bon Samaritain est là pour nous le rappeler. Cette parabole nous oblige à interroger la perception que nous avons des autres et des situations, là où nous sommes, dans nos milieux familiaux, amicaux et professionnels. Agir en prochain, selon une hospitalité inconditionnelle, c’est vouloir imiter le Seigneur, c’est vouloir « donner à notre capacité d’aimer une dimension universelle capable de surmonter tous les préjugés, toutes les barrières historiques ou culturelles, tous les intérêts mesquins. » (FT, 83). Le pape demande ainsi à chacun d’élargir son cercle afin « de rejoindre ceux que je ne considère pas spontanément comme faisant partie de mon centre d’intérêt» (FT, 97), nous invitant à vivre, en prochain, sur tous les plans, de nos relations personnelles jusqu’à nos relations professionnelles, du social jusqu’au politique. Aimer, c’est non seulement un programme de vie personnelle mais également un programme de société. La dimension institutionnelle est essentielle : « même le Bon Samaritain a eu besoin de l’existence d’une auberge qui lui a permis de résoudre ce que, tout seul, en ce moment-là, il n’était pas en mesure d’assurer. » (FT, 165)

La force de bien faire là où nous sommes

Le pape François nous invite à rêver, mais avec les pieds sur terre. Il n’existe aucune cloison étanche entre vie personnelle et vie professionnelle. Il importe à tout chrétien de chercher à unifier sa vie. On ne cherche ni ne trouve Dieu seulement dans le culte ou la prière mais aussi bien dans la conduite des affaires ou d’un projet. Toute vie spirituelle doit être liée au type de responsabilité inhérente à chacun. Or les entreprises sont des acteurs majeurs de nos sociétés, avec leur projet de production, de résultats, de bénéfices. Volonté d’efficacité, de rentabilité, de performances… tout cela apparaît légitime, voire même les ambitions de carrière. Les entreprises peuvent hélas vouloir optimiser leur réussite dans le seul but de servir des intérêts particuliers, éloignés du bien commun. Mais ce n’est pas toujours le cas et l’on aurait tort de mépriser – l’Eglise ne le fait pas – ceux qui contribuent à la richesse de la société, créent des emplois, donnent à nombre de gens de s’épanouir dans un métier et de gagner leur vie.

La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce que humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique. (Caritas in Veritate, 36)

Il n’est pas demandé aux chrétiens de s’abstraire d’un tel monde, ni de se soustraire à ses normes. S’accorder au projet d’une entreprise et tout faire pour contribuer à sa mesure à le réaliser, même s’il s’agit de gagner sa vie, c’est déployer une générosité, déjà faire œuvre de charité. Vivre l’Evangile avec le désir de témoigner du Christ n’exige pas une conduite héroïque, mais demande que l’on veuille concourir au bien commun et respecter la dignité des personnes avec lesquelles et pour lesquelles nous travaillons. Faire son métier comme il faut ; se comporter comme il convient ; s’engager résolument, etc. Il s’agit de vivre l’amour de Dieu dans son quotidien et pratiquer la charité selon la vocation et les conditions qui sont les siennes.

L’importance du discernement

Vivre selon sa vocation implique de faire preuve d’un discernement qui conduit à inventer sa charité selon l’Esprit du Christ qui sans cesse nous renouvelle. Cela doit se confirmer dans les décisions multiples de la vie quotidienne. La vie chrétienne implique un exercice critique de l’intelligence « pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait » (Romains 12, 2), sans se soustraire à son milieu ou mener une vie à part. Aujourd’hui, nous sommes appelés, là où nous sommes, à un travail de discernement plutôt qu’au suivi d’une doctrine entièrement élaborée. Le Christ lui-même nous interpelle afin que nous sachions reconnaître le temps présent, et juger par nous-même de ce qui est juste (Luc 12, 56-57).

Le devenir chrétien se réalise ainsi dans une religion de liberté, où la vie spirituelle s’invente au fur et à mesure. L’existence chrétienne, c’est suivre Jésus dans une fidélité à l’Esprit qui fut le sien et qui demeure l’Esprit du Ressuscité. Notre fidélité au Seigneur ressuscité nous oblige à rester ancrés dans le concret de nos histoires, de nos situations. Dieu nous attend là, face aux enjeux du présent. Il nous revient d’opérer un tri sans conformisme dans les normes, les valeurs et les codes. C’est là qu’il nous faut vivre de l’amour de Dieu, de la charité qui nous conduit à “faire les choses ordinaires de façon extraordinaire” pour reprendre les termes de Sainte Thérèse de Lisieux.

Mais une charité discrète, qui sait discerner. La plupart du temps, les situations dans lesquelles nous devons agir sont complexes, tout comme nos relations quotidiennes. Une fidélité au Christ ressuscité se doit d’être ajustée, inventive et actualisée et, surtout, tournée vers le prochain. Le Christ nous demande de servir les autres et non de nous en servir (Marc 9, 35). Il y a là une leçon pour tout manager et pour tout responsable. Si les autres sont un critère, il nous faut veiller à leur bien-être, à leur accès aux biens communs et agir à notre mesure en conséquence, là où nous sommes.

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