Arnaud Alibert

Religieux assomptionniste, journaliste à La Croix

Arnaud Alibert

Religieux assomptionniste, journaliste à La Croix

regard spirituel

Et si Dieu voulait demeurer dans mon entreprise ?

Parce que la foi est une dimension naturelle de l’homme, chacun peut l’emporter dans les lieux où il évolue, y compris au travail. Si des manifestations de religion se produisent en entreprise, le manageur croyant ne saurait donc s’en étonner. Qu’est-ce qui s’exprime quand la foi s’affiche ainsi au travail ? Qu’y déceler ? Arnaud Alibert invite à garder le Royaume de Dieu en ligne de mire.

Prenons le cas d’une femme qui veut porter le voile islamique ou bien d’un homme qui, pendant le shabbat, refuse d’utiliser les outils informatiques, cas simplistes, à la limite de la caricature. Intéressons-nous alors à la résonance intérieure que ces “cas” provoquent chez le manageur ou collègue que je suis.

Une valeur spirituelle qui peut surprendre

À côté des questions juridiques et proprement managériales qu’elle soulève, la revendication religieuse au travail n’aurait-elle pas une valeur spirituelle ? Cela peut étonner, mais, comme croyant, nous devons garder les yeux ouverts sur cette question délicate. La sagesse demande de chercher le point d’équilibre entre l’obscurantisme athée qui nie la possibilité même d’une expression religieuse au cœur du processus économique, et l’obscurantisme religieux qui veut se servir du lieu de travail pour commencer à instaurer un nouveau régime de relation entre foi et société. Le point d’équilibre est de prendre l’humain au travail tel qu’il est, un être rationnel, émotionnel, relationnel et spirituel.

Accueillir avec bienveillance des expressions maladroites

De quel instrument disposons-nous ? Les recettes évangéliques n’existent pas. Aucun passage de l’Écriture ne renvoie directement à une demande d’un congé pour Ramadan chez Stellantis, une dispense pour Yom Kippour chez Carrefour, une salle de prière chez EY. Il nous faut raisonner par analogie.

Regardons Jésus qui accueille la demande étonnante du centurion romain (cf. Mt 8 – encadré). Le centurion adresse à Jésus une demande de guérison, hors de son champ professionnel : l’art militaire ne peut rien contre les maladies. Il tente une application bien maladroite de la logique militaire à la logique de la grâce et de la guérison. Pour lui, en effet, il doit en être de la grâce comme d’une armée bien organisée où quand le chef parle, les subalternes exécutent. Jésus ne s’offusque pas de cette vision. Au contraire, il saisit la foi à l’œuvre dans le propos du centurion.

Par analogie, mutatis mutandis, le manageur est appelé à agir de même. Dans notre cas, il peut penser que son collègue a une logique bien étrange en apparence. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit un obstacle à la foi. Ce qui est en jeu ici c’est la manière de laisser entrapercevoir sa foi. Or, contrairement à ce qu’on peut penser, il n’existe pas de manière universelle. Comment pourrions-nous valider certaines formes, jugées acceptables, et en rejeter d’autres, sans faire preuve d’un jugement de valeur arbitraire ? Dans le monde de l’entreprise, cela s’appellerait de la discrimination. C’est d’ailleurs pour cela que les employeurs ont tendance à tout interdire indifféremment. Essayons de maintenir encore un peu la possibilité afin de progresser dans notre méditation.

Pourquoi ce besoin de foi au travail ?

Le système économique libéral a doté les économies qui l’ont adopté d’une grande capacité à créer de la richesse et, selon Esther Duflo, Française prix Nobel d’économie, peu suspecte d’angélisme en la matière, la pauvreté a reculé partout. Mais la promesse libérale de la prospérité pour tous n’a pas été tenue et ne le sera probablement pas. La pauvreté n’a jamais disparu et nos sociétés laissent se développer à leur marge des situations de grande détresse. De plus, l’esprit de concurrence et de compétition envahit tous les schémas de pensée, de sorte que beaucoup, au travail, se sentent menacés. “D’où le secours me viendra-t-il ?” demande le psaume 120. “Le secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre”. La demande religieuse au travail cache avant tout le manque de raisons d’espérer en matière économique ou professionnelle.

“Nous attendons des cieux nouveaux et une terre nouvelle” (2 P3,13)

À l’horizon de notre foi, le monde que nous souhaitons est un monde où Dieu règne partout et en tous. Ainsi, on peut voir notre vie économique et sociale comme un espace qui, fondamentalement, appelle et attend la venue de Dieu. L’homme croyant, qui ressent cette Présence de Dieu, la relaie ; de biens des manières, il exprime par ses choix que la vie est autre que le spectacle qu’elle donne. Le croyant, quelle que soit sa religion, veut témoigner. Pour ne pas valider tout et n’importe quoi, l’Évangile apporte un critère de discernement: c’est en ayant en ligne de mire le Royaume de Dieu que nous devons nous engager. Or, le Royaume est ouvert à trois catégories de personnes. Premièrement, aux enfants et à ceux qui sont comme eux (Mt 19,14). Puis aux pauvres – les riches étant comparés à des chameaux chargés, incapables de franchir la porte d’entrée (Mt 19,24). Et enfin, à ceux qui font œuvre de justice au-delà des prescriptions des scribes (Mt 5,20). Le manageur peut utiliser cette grille. La demande émane-t-elle d’un esprit d’enfance, de pauvreté, de justice ? S’agit-il vraiment d’accomplir la volonté du Père (Mt 7,21) ? La personne qui revendique cherche-t-elle à nuire ou bien à exister en suivant sa conscience croyante ? Il s’agit ici de construire non un argument professionnel pour trouver une réponse au problème mais une position intérieure de vérité.

Ordonner sa foi à la paix

La revendication religieuse est venue briser l’harmonie du quotidien. Combien j’aimerais que ce problème soit retiré de mon agenda, comme par enchantement ! D’expérience, la paix intérieure ne vient pas en musclant sa conviction spirituelle par des raisonnements. Avant de faire place au droit et au management, acceptons la perspective universaliste de la foi. Ce qui réconcilie les convictions religieuses, ce n’est pas un accord philosophique sur la foi raisonnable en société. Ce qui fait que je vais m’entendre avec un musulman ou un hindouiste, c’est l’accord fondamental que nous cherchons ensemble la paix, qu’à l’horizon de notre travail ensemble, il y a l’ambition de fraterniser. C’est avec de telles idées que le manageur devra habiller son cœur afin qu’il n’essaie pas de remporter une victoire sur le collègue dérangeant mais qu’il rallume en lui le désir d’avancer ensemble.

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