Isabelle

Comité de rédaction

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analyse

L’insatisfaction au travail doit être décryptée de manière analytique

La question du sens au travail revient dans les débats après avoir été longtemps occultée par les problématiques d’emploi et de lutte contre le chômage. Mais dans un contexte de taux d’emploi au plus haut depuis les années 1980, les salariés se permettent d’avoir des exigences plus fortes sur leur métier. Un sondage récent indique qu’un tiers des actifs envisageraient de quitter leur emploi en 2025, faute d’un environnement de travail épanouissant ou de possibilités d’évolution satisfaisante [1].

Les statistiques de l’Insee le confirment : les salariés sont davantage mobiles ces dernières années. Dans le secteur privé, 9 % des salariés de 2022 ont un changé d’employeur un an plus tard, soit 1,8 point de plus qu’en 2019. La hausse de la mobilité est portée par une augmentation des changements de secteur d’activité ou de profession. 

Les médias peuvent toutefois avoir tendance à déformer la réalité en ciblant les bifurcations à 180 degrés : le banquier devenu fromager, l’assureur devenu agriculteur, etc. Ce type de bifurcation ne concerne en réalité qu’une minorité de la population. Le fait de tout abandonner pour repartir à zéro n’est pas le seul chemin possible, et peut même parfois s’apparenter à une fuite en avant. Il y a en effet peu de chances qu’un changement radical permette d’identifier de ce qui fait vraiment la différence, et donc constituer des fondations solides pour l’avenir.  

Sens de la vie et sens du travail sont souvent confondus à tort 

Lorsqu’on parle du travail, le mot « sens » est souvent utilisé de façon trop large, englobant toutes les insatisfactions qui touchent à la vie professionnelle. Le Projet Sens [2] identifie trois leviers de sens au travail : la finalité (utilité sociale du projet d’entreprise), le contenu du travail (variété des missions et apprentissage) et le management (accompagnement par sa hiérarchie). Mais le sens au travail n’est pas le seul facteur important dans l’épanouissement personnel. Le sens de la vie s’exerce plus largement que le sens au travail : l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, le niveau de rémunération, la charge de travail, etc. sont autant de facteurs d’insatisfaction qui ne relèvent pas de la problématique de sens au travail, mais n’en sont pas moins très importants.  

Les deux notions de sens de la vie et de sens du travail sont souvent confondues car ce sont les mêmes personnes qui sont porteuses des deux questions. Analytiquement, ces notions ne recouvrent pourtant pas la même chose. Elles peuvent même s’opposer, comme le rappelait Jean-Baptiste Barfety lors de son intervention aux Semaines sociales de France : les travailleurs du monde associatif peuvent ainsi trouver beaucoup de sens à leur activité, jusqu’à trop s’investir et se retrouver en situation de burn out. Il est donc nécessaire de faire la part des choses entre le sens du travail et la quantité de travail ou la charge mentale.  

Décrypter ses motifs d’insatisfaction

Beaucoup de critères peuvent entrer en ligne de compte dans l’insatisfaction : le changement de manageur, l’environnement de travail, le projet d’entreprise, etc. Il faut réussir à mettre des mots sur son vécu ; relire ses expériences passées afin d’identifier en chacune ce qui était porteur de sens. Cette meilleure connaissance de soi créé une boussole qui nous permet au fur et à mesure de progresser dans sa quête professionnelle. Il est important de lutter contre l’impatience et de prendre le temps d’affiner sa connaissance de soi, de hiérarchiser ses critères. Le sens est une notion éminemment subjective : des situations identiques peuvent être vécues différemment d’un individu à l’autre.

Lire aussi : articles sur le GRE et le Cowork Magis

Cependant, ce n’est pas parce que l’on est dans le registre du subjectif, nécessairement délicat, que cela doit conduire à laisser de côté la raison. L’organisation n’a pas été construite sur le principe du sens au travail : c’est un choc de culture. Pour faire évoluer les lignes de son travail, faire preuve de rationalité permet de négocier des conditions qui soient porteuses de sens pour soi-même, tout en se mettant aussi à la place de son organisation. 

Le collectif joue un rôle essentiel dans la constitution du sens du travail 

Les travaux de Projet Sens montrent que le sens est éminemment individuel et subjectif, mais se concrétise paradoxalement par une demande de lien social, de collectif : le travail a une finalité extrinsèque. Dans l’organisation actuelle du travail, les équipes ont moins de moments d’échange entre elles pour se comprendre. L’évolution permanente des métiers rend par ailleurs moins évident le fait de s’appuyer sur les collègues ayant l’ancienneté. Or on ne s’inscrit pas dans un collectif s’il manque la vision globale du projet d’entreprise, et donc du travail de ses collègues. Pour avoir confiance les uns dans les autres, un préalable est de se connaître. Auparavant, les ingénieurs faisaient un stage ouvrier pour apprendre les conditions de travail dans les entreprises industrielles. Cela leur permettait de gagner la confiance de leurs équipes. Aujourd’hui, les manageurs sortent d’école et ne connaissent pas toujours le métier de leurs collaborateurs. 

Qu’est-ce que le travail bien fait ? Des critères d’efficacité peuvent être retenus par la hiérarchie. Mais, comme le dit Christophe Dejours [3], le regard des pairs – des gens qui connaissent notre métier – est également précieux car les critères de jugement peuvent alors relever de la beauté, de la conformité du travail accompli avec les règles de l’art (« beau travail ! »). Bénéficier du jugement de beauté émis par les pairs signifie devenir membre d’un collectif de travail. On prend souvent l’exemple de l’artisanat, qui a constitué siècle après siècle des communautés d’appartenance. 

Le dialogue au sein des équipes est un facteur clé. Parler avec ses collègues de ses insatisfactions permet de réduire les différences d’approche : cela ne se fera pas naturellement. Dans son rapport, Jean-Baptiste Barfety insiste sur l’importance de développer du dialogue professionnel, d’abord au sein des équipes, puis avec les manageurs et la hiérarchie. Le dialogue social est aujourd’hui beaucoup tourné vers les enjeux d’emploi et de formation : il y a besoin de créer un autre espace pour aborder les sujets de sens du travail.

Les Français sont particulièrement sensibles au sens du travail  

Les Français ont de très grandes attentes sur le travail, dont on peut trouver les racines dans une culture politique très forte [4]. Le travail est en effet profondément politique, c’est « l’activité par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes » [5]. La réalisation de soi à travers le travail est particulièrement importante. Dans le travail se joue l’identité de la personne à travers une socialisation non choisie, comme lors du service militaire autrefois. Contribuer à un collectif, apporter sa pierre à l’édifice, c’est précisément la démarche citoyenne !

Cette recherche de finalité extrinsèque à soi-même est toutefois très contraignante. Elle exige une ouverture d’esprit considérable afin de s’entendre entre personnes très différentes. Pour reprendre l’analyse d’Alain Supiot, en référence à l’enfantement, « le travail évoque à la fois la contrainte, la peine d’une activité qui n’est pas à elle-même sa propre fin, et la liberté, l’acte créateur, qu’en accomplissant, l’homme s’accomplit lui-même » [6] 

La meilleure chose que puisse faire un manageur, c’est donner l’exemple 

Les manageurs ont un rôle central à jouer. Certaines études (Eurofound  notamment) suggèrent en effet que les conditions de travail des Français seraient effectivement moins bonnes que chez nos voisins européens : davantage de contraintes physiques, moindre autonomie dans le travail, moindre association aux décisions de l’organisation, moindre souplesse dans la gestion du temps de travail, davantage de risques pour la santé.  

Le décalage entre les valeurs prônées par la hiérarchie et la réalité concrète du travail quotidien alimente la perte de sens. “Le sens au travail repose en grande partie sur l’exemplarité. C’est la cohérence dans la pratique qui permet de dépasser le paradoxe d’un sens adossé à un collectif mais ressenti individuellement” insiste Jean-Baptiste Barfety. Le manageur ne doit pas être simplement un supérieur hiérarchique mais un passeur de compétences, une personne dont les collaborateurs peuvent apprendre des choses, rendant acceptable la différence de statut. Un dirigeant haut placé peut changer bien des choses par une attitude exemplaire, comme l’écoute. C’est l’image du sachet de thé qui se diffuse : il en est ainsi des bonnes pratiques dans l’organisation. La question du sens étant très subjective, les conseils sont souvent moins pertinents que l’application à soi-même des principes que l’on défend. 

L’appétence des manageur pour le management est fondamentale, or c’est rarement ce qui est privilégié pour la nomination à ces postes d’encadrement, qui sont vus comme une promotion valorisant des compétences techniques.

 

[1] Sondage de Flashs pour le compte de Digitiz.

[2] Du sens à l’ouvrage – Comprendre les nouvelles aspirations dans le travail, rapport de juin 2023. Projet Sens est un collectif de DRH et dirigeants engagés pour redonner du sens au travail. Il a été fondé par Jean-Baptiste Barfety, aujourd’hui directeur exécutif de de la Chaire ICP-ESSEC Entreprises et Bien Commun.  

[3] C. Dejours (2011), La psychodynamique du travail face à l’évaluation : de la critique à la proposition. Travailler, n° 25(1), 15-27. https://doi.org/10.3917/trav.025.0015.  

[4] L. Davoine et D. Méda (2008), Place et sens du travail en Europe: une singularité française ?

[5] C. Perez et T. Coutrot – Le sens du travail, enjeu majeur de santé publique, SciencesPo LIEPP

[6] Supiot, A. (2007), Critique du droit du travail, PUF. 

 

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