Charles-Henri Filippi

Président de Citigroup France, auteur de L’argent sans maître (2009) et Les 7 péchés du capital (2012)

Charles-Henri Filippi

Président de Citigroup France, auteur de L’argent sans maître (2009) et Les 7 péchés du capital (2012)

analyse

Crise financière, simples ajustements ou rupture systémique ?

Un usage perverti de l’argent est certainement la cause première de la crise manifestée depuis 2008, mais lui en attribuer l’entière responsabilité résulterait d’une vue partielle du phénomène. La crise apparue aux Etats-Unis avec l’effondrement des subprimes est en réalité l’aboutissement d’un processus systémique qui, en moins de trente ans, a conduit nos sociétés d’une économie régulée de marché à un système d’argent débridé très mal contrôlé. Les responsabilités sont multiples, cependant ce sont bien les choix politiques des années 80 qui l’ont initié.

 

Économie de marché et démocratie, un ménage historiquement heureux

Revenons un instant aux fondements de l’économie de marché et de son alliance historique avec la démocratie. Adam Smith prônait déjà une conception harmonieuse de la société grâce au développement d’une économie dans laquelle les échanges contribuent à l’accroissement et à la répartition équilibrée des richesses. Deux siècles plus tard, Albert Hirschman faisait l’apologie de « l’argent modeste », compagnon de la démocratie parce qu’il est l’instrument du développement commercial, démontrant qu’on produit davantage de richesses par le « doux commerce » (Montesquieu) que par les guerres. Et on ne doit pas oublier la thèse de Georg Simmel selon laquelle l’argent possède deux propriétés indissociables quoique antinomiques : à la fois nécessaire et libérateur pour chacun dans ses actes économiques, et outil de domination sur les autres. C’est bien ce qui apparaît de plus en plus nettement dans le processus en cours.

Tournant néo-libéral des années 80 : la dérégulation-reine

Depuis les années 50 les flux financiers se sont considérablement accrus pour répondre aux besoins de liquidités accompagnant la croissance économique ainsi que l’allongement de la durée de vie. D’abord sur le marché primaire puis sur le marché secondaire d’échange des titres de créances. Ce phénomène de création monétaire a été régulé depuis des décennies par les banques centrales sous la tutelle des pouvoirs publics.

Les années 80 ont vu se produire un changement de paradigme. Sous l’influence des thèses néolibérales affirmant l’autorégulation des marchés comme condition de l’optimum économique et donc de la meilleure sauvegarde de la démocratie, les gouvernements ont décidé d’encourager la dérégulation et la volatilité des marchés financiers, et permis l’apparition de produits et de comportements à risques considérables. Après plusieurs soubresauts liés à des bulles spéculatives, le système s’est heurté en 2008 à une crise majeure de liquidités : celle-ci a entraîné une défiance générale à l’égard non seulement des opérateurs financiers mais aussi des monnaies confrontées à la montée des dettes publiques.

Faiblesse de la démocratie face aux activités spéculatives

On pourrait ne voir dans cette crise qu’un accident sérieux provoqué par un excès de confiance dans un système non contrôlé. C’est bien ainsi que les pouvoirs publics ont réagi, par des réglementations qui mettent les banques sous une surveillance plus étroite et tentent de contenir les phénomènes spéculatifs. Mais, outre la très grande difficulté à séparer correctement les activités de crédit à l’économie des activités spéculatives, celles-ci tendent à se déplacer vers les marchés non bancaires hors contrôle, jusqu’à risquer aujourd’hui de provoquer l’apparition d’une nouvelle bulle de crédits.

Une gouvernance internationale introuvable

Il faut regarder la crise aussi sous une autre dimension, celle de l’insuffisance de gouvernance politique à l’échelle internationale. Les essais ne manquent pas, mais ils s’avèrent largement infructueux (cf. le G20 par exemple) et n’arrivent pas à lutter contre la tendance à un repli sur les intérêts nationaux, même si rationnellement l’immense majorité des responsables politiques sait que la coopération serait la seule solution véritable. L’Europe aujourd’hui ne fonctionne pas, la zone euro devient un cadre de discipline budgétaire sans projet collectif, et l’euro lui-même n’est pas une vraie monnaie au sens d’attribut d’une puissance publique reconnue.

L’économie mondialisée, un malade aux multiples symptômes

En réalité la crise financière est le révélateur d’un problème de gouvernance de l’économie mondialisée. Cela conduit à envisager que nous sommes en présence d’une rupture de modèle. Les sociétés occidentales reposent notamment sur trois fondements qui les ont constituées, l’économie de marché, la démocratie et l’Etat-nation comme cadre de son application. Or ces fondements ont perdu de leur crédibilité. Face à eux la sphère financière a démontré qu’il est possible de gagner de l’argent sans créer de valeur réelle et donc sans rien apporter à la société en contrepartie de ce gain. Elle a engendré un sentiment profond d’injustice par l’aggravation des inégalités qui en résulte.

Parallèlement le travail a perdu beaucoup de sa valeur économique – et sociale – sous le double effet d’une économie de plus en plus immatérielle créant peu d’emplois et d’un marché du travail incapable de s’adapter, quantitativement et qualitativement. Une économie de la rente (matières premières, patrimoines financiers) s’installe au mépris du travail productif. Les élites pensent et vivent dans un monde globalisé qui les déconnecte de la réalité vécue par leurs concitoyens nationaux, et ce phénomène renforce le sentiment d’inégalité croissante et de fracture sociale dans une population qui ne parvient pas à admettre qu’il lui faudrait renoncer au modèle de société qui avait permis l’élévation de son niveau de vie. La quête d’une meilleure égalité entre les citoyens, en tant que projet de société, n’est plus crédible.

Dépasser les antagonismes sociaux clivants

Face à ces ruptures le plus grave est probablement l’incapacité collective à définir un consensus social autour de ces problèmes et des moyens de les résoudre. L’impuissance des dirigeants politiques européens à s’entendre sur des orientations claires n’est que le reflet de l’émiettement des opinions publiques, et réciproquement.

Doit-on en rester à ce constat uniquement pessimiste ? Certainement pas. La France dispose d’atouts considérables qu’elle ne parvient pas à exploiter parce que les Français n’y croient plus. Cette affirmation fait écho par exemple au classement établi par le rapport 2012-2013 du Forum économique mondial de Davos, duquel il ressort que notre pays est très bien placé dans la comparaison internationale sur des critères structurels fondamentaux (infrastructures, capacités de recherche), mais dégringole selon des critères liés à nos comportements actuels (marché du travail, instabilité des règles). Nous n’arrêtons pas d’osciller, encouragés d’ailleurs par les alternances politiques, entre l’affirmation de la nécessité d’entreprendre et la stigmatisation des chefs d’entreprises, comme si les antagonismes sociaux étaient une figure obligée dans notre pays.

Favoriser les investissements de long terme

Sur la question de l’argent, il devient urgent de nous mettre d’accord sur le fait que la prospérité de notre économie requiert que chacun y trouve sa place, et de recréer la possibilité qu’il en soit ainsi. Parmi les entreprises qui contribuent à cet objectif on trouve celles qui sont compétitives à l’international et qui créent des emplois en France. Une dizaine de grands groupes français font 10% de leur chiffre d’affaires dans l’hexagone, mais y placent 25% de leurs emplois et 50% de leurs moyens de recherche. Ces exemples n’auront de chances de se multiplier que si nous parvenons à les situer dans un projet global de société où les investissements d’éducation et de recherche notamment soient acceptés comme une priorité collective. Cette idée doit interpeller directement la classe politique, héritière d’une période pendant laquelle les pouvoirs publics, sous l’influence du dogme libéral, ont largement démissionné de leurs responsabilités de défense des intérêts économiques du pays, notamment par l’abandon des politiques sectorielles dans le domaine industriel.

L’Europe réinventée, unique planche de salut

Déduire de ce qui précède la possibilité d’un repli sur nos frontières nationales serait une grave erreur. Certes il faut retrouver les conditions d’un consensus social national, mais on doit espérer que cela puisse se faire au sein de l’Europe, qu’il faudra probablement réinventer. L’imbrication des économies européennes est telle que l’abandon de l’Union serait une catastrophe pour l’avenir des peuples européens. Mais il faut autre chose que la construction purement technocratique qui a prévalu depuis son origine. Un véritable projet politique porté par des responsables élus par les citoyens des pays de l’Union européenne, est-ce une utopie ? C’est en tous cas une perspective pour préserver le pilier démocratique de notre modèle de société.

 

Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013

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