Etienne Perrot s.j.

Economiste, auteur de Refus du risque et catastrophes financières. Il enseigne l’éthique de l’économie à l’Institut catholique de Paris et aux Facultés jésuites de Paris

Etienne Perrot s.j.

Economiste, auteur de Refus du risque et catastrophes financières. Il enseigne l’éthique de l’économie à l’Institut catholique de Paris et aux Facultés jésuites de Paris

analyse

Finance et structure de péché

Dans quelle mesure les péchés s’inscrivent-ils dans les structures financières et contribuent-ils à la dérive d’aujourd’hui ? Pécher, c’est, par son comportement personnel, manquer la cible de la dignité humaine, dignité faite de relations risquées entre nous et d’affrontement à un avenir incertain. La finance nous aide à vivre cette dignité, non sans chausse-trappes.

Péché personnel

Reconnaître le péché personnel à la racine des dérives financières, c’est troquer la responsabilité collective (qui dilue la responsabilité de chacun) contre la responsabilité emboîtée où chacun est pleinement responsable à son niveau et selon ses compétences.

Les péchés personnels qui forgent les structures de péché dans la sphère financière trouvent leurs archétypes, comme tous les péchés, dans les trois tentations qui nous aliènent sous la figure du bien : performance, rationalité, maîtrise ; rendement, sécurité, liquidité, disent les financiers.

S’il fallait circonscrire en une phrase le péché qui se coule le plus facilement dans la sphère financière, il suffirait de citer Pascal : «Le présent n’est jamais notre fin ; le passé et le présent sont nos moyens ; seul l’avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

Nous faisant migrer du présent vers le futur, ce péché à couleur financière nous détourne d’un monde de relations pour nous enfermer dans le monde anonyme des transactions. La finance fut, durant des millénaires, un monde de relations entre deux personnes : un créancier et un débiteur. Mais, comme la finance est un commerce où s’échange du temps contre du risque, chacun a voulu se protéger du risque de la relation, en choisissant les pratiques plus impersonnelles qui laissent davantage de place à l’autonomie individuelle. Du coup la finance est aujourd’hui dominée par la transaction, plus anonyme.

Structures financières

Sont faciles à repérer les deux grandes étapes de cette dé-personnification. Au VI° siècle avant JC, en Grèce, à l’époque de Crésus, la première pièce de monnaie a transformé la finance, en dissolvant la relation personnelle entre débiteur et créancier dans une double collectivité : d’une part celle des créanciers qui se substituent facilement l’un à l’autre en transmettant le gage monétaire ; d’autre part celle des débiteurs, la « communauté de paiement » qui accepte le gage monétaire en contrepartie de ses marchandises ou de ses services. Qu’importe qui je suis du moment que je puisse payer. D’où cette « liberté» de marché, apportée par l’argent.

La seconde étape de la dé-personnification financière fut la création de la « chambre de compensation ». La chambre de compensation est l’organe central des marchés financiers organisés ; elle se substitue aux différents partenaires. Acheteur et vendeur traitent des « contrats » standards, et ne font face qu’à un système électronique qui confronte les ordres d’achat et de vente, fournissant automatiquement, lors de chaque échéance, le solde des gains et pertes. Marchés à terme et options ont complété ce système qui permet à chacun, théoriquement, de prendre les seuls risques qu’il veut assumer.

Vers une posture évangélique

La triple fonction de la finance (gestion de la monnaie, crédit, gestion des risques) autorise autant de tentations qui, si nous y cédons, nous aliènent dans un futur fantasmé. S’en suivent et se conjuguent trois conséquences perverses : dévalorisation de la monnaie lorsque les débiteurs, publics ou privés, imaginent à tort pouvoir fournir l’exacte contrepartie de l’argent qu’ils ont sollicité et que le système bancaire a créé ; assèchement du crédit lorsque les créanciers perdent confiance dans le système financier et la capacité de leurs partenaires à rendre la contrepartie promise ; enfin accroissement du risque systémique, puisque les risques financiers pris par chacun des acteurs sont, non pas supprimés, mais simplement déplacés, voire camouflés. Du coup, la sécurité des uns se paie d’une insécurité accrue pour les autres. Est alors mise à mal la solidarité, qui se fonde sur la communauté de risque.

Fuyant ces trois tentations, la posture chrétienne refuse l’identification à l’institution du marché, comme si les règles de l’échange pouvaient suppléer l’absence de conscience. Assumant la vulnérabilité propre à toute relation, elle se tient à l’écart de la voie stoïcienne. Enfin, ne cherchant pas à réaliser sur la terre le ciel des idées, mais solidaire de l’humanité toute entière, elle ne prétend pas créer une contre-société fondée sur le troc, la coopération, le crédit gratuit, l’association, etc.

Demeure alors la posture de gratuité. Chaque fois que le partenaire ne pourra pas rembourser du fait de ses handicaps personnels ou sociaux, le don est requis, don discerné selon le critère du coût, pour soi-même et pour autrui. Cette posture de gratuité va contre le principe de performance, mais non pas contre celui d’efficacité, qui n’est pas moralement facultatif, la performance consistant à se comparer aux autres, l’efficacité, à discerner si l’objectif a du sens, c’est-à-dire s’il « vaut » le coût.

Dans le même esprit, la posture chrétienne discerne la dimension de gratuité que comporte tout échange, du fait du risque, inhérent à toute vraie relation. Enfin elle reconnaît dans la dette le premier des liens sociaux, posture d’interdépendance qui seule ouvre la carrière d’une vie humaine authentique, dont la dignité est de s’affronter à un avenir collectif incertain.

 

Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013

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