S’i l est un domaine que l’intelligence artificielle conquiert, c’est bien celui de la traduction, outillée depuis longtemps de « mémoires de traduction » (MT) et plus récemment de traduction automatique (TA). Traductrice dans le domaine du développement durable et par ailleurs en équipe MCC, Elizabeth Lefer témoigne des tensions agitant la profession avec l’arrivée de l’apprentissage automatique associé à la TA.
Pour les textes littéraires, les logiciels ne comprennent rien et la TA produit encore des aberrations. Jusqu’à quand ?
Avec les MT, le traducteur reste maître de son texte et décide d’appliquer ou non les suggestions de son logiciel. Dans le cas de la TA, un « moteur de traduction » est appliqué directement à un contenu. Il propose « sa » traduction puis un post-éditeur humain intervient sur le texte machine pour le modifier si nécessaire. Les TA se sont beaucoup améliorées vers le milieu des années 2000 lorsqu’elles se sont appuyées sur les statistiques et non plus sur la grammaire.
Biotraductrice
La grande nouveauté qui fait si peur aux « biotraducteurs » aujourd’hui est l’apprentissage automatique associé à la TA. Les moteurs ne se contentent plus d’appliquer les mêmes règles tout au long de la traduction. Par le biais de l’IA, ils intègrent les modifications des post-éditeurs et produisent rapidement de meilleurs textes.
La TA de 3e génération se développe de façon exponentielle car le volume des contenus explose du fait de la mondialisation et de la transformation numérique de l’économie. Son rôle s’accroît parce que les traducteurs humains ne parviennent plus à satisfaire la demande. Toutefois, ni les MT ni la TA ne sont adaptées aux contenus « littéraires », par nature créatifs, non répétitifs et jouant sur toutes les subtilités linguistiques. Les logiciels ne comprennent rien ! Et la TA produit encore dans ces contextes des aberrations (jusqu’à quand ?).
Selon moi, trois catégories de spécialistes émergeront. Les traducteurs « haut de gamme » spécialistes d’un domaine, qui se verront confier des textes à forte valeur ajoutée, dont l’enjeu et la fonction sont élevés. Les post-éditeurs qui assisteront la TA comme des techniciens leurs machines. Le même niveau de formation ne sera peut-être plus demandé. Enfin, des traducteurs polyvalents qui assureront des travaux diversifiés et qui auront à résoudre certaines contraintes. Exerçant le plus souvent en indépendant, comment pourraient-ils refuser la post-édition ?
Versus texte machine
Au plan psychologique, les traducteurs se voient souvent comme des « co-auteurs » ou du moins comme de bons rédacteurs. Post-éditer nous semble dévalorisant. Non seulement nous perdons un rôle central mais nous devons fournir une post-édition « acceptable », c’est-à-dire un texte basique. Le risque se situe aussi sur le plan de nos capacités. Si la part des post-éditions prime dans notre activité, il est à craindre en effet que nous perdions en créativité et en aisance à long terme.
Au plan économique, le tarif au mot, qui détermine notre rémunération, est divisé par deux, car on estime que post-éditer est deux fois plus rapide que traduire. Lorsqu’il n’y a qu’un mot à déplacer par-ci par-là, cela est vrai. Mais si de plus amples corrections sont nécessaires, post-éditer devient aussi long et complexe que traduire ou presque. Les traducteurs sont alors sous-payés.
Finalement, le problème réside aussi (surtout ?) dans le rapport de force entre le client et le traducteur. Si la TA est appliquée à bon escient et si elle est de qualité suffisante, le traducteur choisit ou non d’effectuer un travail qui lui assure un revenu « normal ». L’exercice est certes assez fastidieux. En même temps, travailler intensément sur des « Questions fréquentes » pour un appareil ménager est-ce si intéressant ? Ce type de contenus mérite-t-il autre chose qu’une TA ?
En revanche, si la TA est employée par pure recherche de profit à des contenus qui auraient justifié une traduction humaine, que faire sinon refuser ce travail au risque de perdre un client ? Peut-être patienter, car si la TA est si performante, c’est qu’à sa source, des millions et des millions de segments ont été traduits et révisés par des humains. S’il n’y a plus que de la post-édition pour l’alimenter, gageons qu’elle perdra en pertinence.
Elizabeth Lefer
Repères
- 1994 : fondation de l’institut d’études de marché qualitatives Keyword
- 2015 : reconversion professionnelle en traduction à l’université Paris-Diderot
- 2018 : après 8 mois en agence de traduction, traductrice indépendante dans le domaine de la communication et du développement durable