AMOUR ET ÉCONOMIE
D’abord il ne faut pas confondre amour et masochisme ou sécheresse de cœur. Car, si l’amour
n’exige pas la réciprocité, il ne l’exclut pas non plus. Il se réjouit d’être aimé. Il souffre de ne pas
l’être même s’il donne sans escompter le retour. L’idéal de l’amour reste donc bien la réciprocité,
mais celui qui s’en réjouit ne manifeste aucun esprit dominateur ni servile, aucune volonté
possessive. Même quand il calcule, il n’est pas avare. Il n’est ni séducteur, ni fermé à l’amour de
l’autre. Même alors qu’il s’en réjouit, cependant, il n’en fait pas une idole et reste ouvert au-delà, à
l’altérité de l’Autre. En ce sens l’amour devrait englober la politique et l’économie sans jamais se
cantonner dans leurs limites. Ceux qui s’aiment devraient s’ouvrir ensemble à ceux qui les
entourent, travailler à transformer le monde en le maîtrisant et en organisant le fonctionnement des
activités économiques – sans jamais oublier que celles-ci ne trouvent pas tout leur sens en elles-mêmes.
On peut avoir une idée de cette gratuité dans les familles, dont les membres se partagent le travail
avec des critères qui ne doivent rien au commerce. Cela commence par l’organisation des
tâches. Chacun occupe des places complémentaires entre elles et accomplit ses fonctions pour le
bien de tous, sans compter à tout instant ce qu’il donne ou reçoit.
Dans l’économie, la même générosité inventive pourrait trouver sa place dans l’organisation
raisonnable et juste des activités communes, commerciales et autres. C’est déjà le cas à travers la
grande quantité des activités bénévoles. Mais, on peut imaginer que les tâches proprement
économiques s’inspirent au moins partiellement du même esprit. C’est une façon d’aimer autrui en
le servant. Il faut y répartir fonctions, tâches et salaires. Il faut y déterminer qui étudie, qui balaie,
qui vend et qui achète, qui travaille et combien de temps. Il faut fabriquer, gérer, vendre. On peut
imaginer qu’à travers ces activités économiques les personnes responsables ne mesurent pas
chichement leur peine et leur temps, qu’elles fassent consciencieusement leur travail, non pas
seulement parce qu’elles touchent un salaire, mais d’abord parce qu’elles servent à travers un
métier.
Il en existe plus qu’on ne pense à travailler dans cet esprit, même quand elles côtoient ceux qui
s’imposent, accaparent ou réclament en permanence, individuellement ou collectivement.
Celles-là vivent l’amour dans celui des autres.
Pourtant, il ne faut pas rêver. Même dans une famille la gratuité est entachée de bien des
imperfections. C’est pire dans les relations économiques, et pire encore dans une société dont les
membres sont prioritairement orientés par l’acquisition, la manipulation, la possession et la
jouissance des biens matériels, au détriment des expressions des richesses culturelles et spirituelles.
Ceux qui vivent la gratuité de l’amour doivent donc tenir compte du fait que d’autres suivent des
chemins différents des leurs. Personnellement, ils demeurent libres, puisque rien ne peut ruiner le
sens qu’ils donnent à leur amour sans exiger de retour. Cependant, s’ils aiment véritablement les
autres, ils doivent tenir compte de ce qu’ils sont individuellement et collectivement (entreprises,
collectivités locales, associations…), en évitant de devenir complices de leur égoïsme à travers les
jeux complexes et souvent divergents des lois, des intérêts, des peurs, de la culture et de la
pesanteur des habitudes.
Celui qui aime gratuitement doit alors se livrer à l’analyse des situations dont il porte une part de
responsabilité, à partir des fonctions qui sont les siennes, des moyens dont il dispose, des objectifs
personnels et collectifs qui sont les siens, et enfin des contraintes qui lui sont imposées et des
possibilités qui lui sont offertes. C’est une chose pour le patron et une autre pour le délégué
syndical, une chose pour le fabriquant et une autre pour le commerçant, une autre pour le
célibataire et une autre pour le père ou la mère de famille.
Dans la mesure où il est libéré de lui-même, de ses intérêts, de ses peurs, de sa routine, il peut le
faire avec le maximum d’une objectivité jamais parfaitement atteinte. Il doit constamment évaluer
le jeu des forces dans lesquelles il se trouve engagé, qui lui échappent en majeure partie, qui
évoluent en permanence et dont surgit parfois l’imprévisible. Si modestes que soient la plupart du
temps ses résultats (un chef de petite entreprise ne peut guère freiner l’inflation ou infléchir le cours
du dollar), il tranche, exclut, choisit, sans rancune et sans calcul égoïstes, personnels ou
corporatistes. Il ne peut pas tout faire pour autant et souvent très peu de choses. Le mieux qu’il vise
reste loin du parfait dont le désir l’éclaire, puisqu’il ne peut esquiver les contraintes d’une société
pleine d’individus et de groupes imparfaits. Mais ce qu’il peut, il le fait au profit d’un plus grand
amour.
C’est alors qu’une attitude vraiment libre n’évite pas les exigences d’un comportement marchand.
Il faut établir des bilans, planifier, calculer, comparer envoyer des factures et parfois engager des
procès. Car l’amour est vécu dans le monde tel qu’il est. S’il se résignait à l’inconscience, au
défaut d’information, à l’inaction, au refus de savoir et de jauger les comportements des
partenaires, de réfléchir à la poursuite des buts et à l’utilisation des moyens, il deviendrait
aveuglement, complice de la violence des plus forts et des moins scrupuleux. Sa naïveté et son
apparente bonté trahiraient ses propres exigences. Du même coup, il se perdrait lui-même, en se
privant d’intelligence, de courage et de lucidité. A force d’approuver le MEDEF, la CGT, le
gouvernement, les Américains, l’Islam,… sans faire les distinctions nécessaires, on entretiendrait en
même temps, la sottise, l’injustice, l’égoïsme et la misère…
La gratuité de l’amour n’est donc ni la bêtise, ni l’ignorance du jeu et de ses règles, ni le refus
absolu d’exercer la violence. L’amour peut commander, en certaines occasions, le lancement
d’une grève, l’intervention de la police, un licenciement et bien d’autres choses encore… que
connaissent bien ceux qui les pratiquent sans avoir la possibilité de faire autrement. La violence
s’impose en certains cas, au nom même de l’amour, pour exclure les complicités ou contraindre
les paresseux. Ces considérations valent pour toutes les formes de relations économiques,
politiques et sociales, depuis les transactions financières internationales jusqu’aux formes les plus
habituelles de l’activité économique.
Une tentation surgit alors : celle de s’habituer aux compromis à force de les croire inévitables. Or, ils
le sont rarement tout à fait. Durant un moment ils coûtent, en effet, – au début de la vie
professionnelle, notamment. Mais pour les surmonter, il faut tellement d’efforts et les lourdeurs des
institutions est telle, qu’on s’installe dans les habitudes et qu’on finit par refuser les mises en question
appelées par l’amour. On se résigne au chômage, aux pots de vins, aux tricheries de la vie
professionnelle, aux gaspillages, à l’injustice. On oublie ceux dont on ne craint ni n’attend rien. On
fait passer ses propres préférences avant l’urgence du service d’autrui. L’intelligence se met au
service des intérêts individuels ou corporatistes, l’imagination se laisse entraîner par le pouvoir, le
goût de l’argent, la vanité des titres. Ce qui reste d’amour se tarit dans l’octroi de quelques
cotisations ou bonnes oeuvres. Il s’évapore alors au profit de la violence, du découragement, des
jalousies, des petites guerres tous azimuts…
La gratuité de l’amour demeure, mais elle doit entrer dans les jeux de l’économie sans s’y laisser
piéger. Cela signifie concrètement prendre des risques, admettre les mises en question, ramer à
contre-courant. On dit parfois que notre époque a beaucoup à faire dans ce domaine, mais ce
travail est et sera de toutes les époques, aussi longtemps que les hommes auront leurs défauts…
L’ambition est vaste !
Jean Moussé s.j.
FRERE EUGENE JEAN, MON MAÎTRE
C’était la première journée de ma première embauche.
Je ne sais plus exactement comment j’avais trouvé cette place. Je me souviens seulement, alors que je frappais aux portes des entreprises de la région de Thiers, de réponses reçues qui toutes disaient : « Là, ils auraient peut-être besoin de monde… »
« Là », je m’étais présenté. Et « là », comme « ils » avaient besoin d’un ouvrier disponible tout de suite, « ils » m’avaient pris sur ma bonne mine.
« Là », c’était un ancien domaine bourgeois. Quelques cèdres centenaires et un petit bois d’agrément masquaient au visiteur un grand château du siècle passé. Érigée sur un promontoire artificiel dominant la Dore, la façade principale du bâtiment était tournée vers l’Ouest, vers la chaîne des Puys qui se dessinait au loin les jours de temps clair.
Sur le château planait une sombre histoire. Son dernier propriétaire, un médecin, était mort dans des circonstances encore inexpliquées. Suicide, crime, drame passionnel,… ? Les rumeurs les plus diverses continuaient de circuler. Toujours est-il, que ce médecin avait été trouvé un matin, mort d’une décharge de fusil en pleine tête, sans que personne au château n’ait entendu la détonation. La chambre du drame – cela remontait déjà à plusieurs années lors de mon arrivée au domaine – était gardée fermée, les volets clos et personne n’y pénétrait jamais.
Au sud de cette demeure, à quelque distance, avaient été construits, sur le modèle américain de la première moitié du 20° siècle, les bâtiments d’une ferme.
Depuis longtemps l’essentiel des terres labourables du domaine était en friche et à l’abandon, laissant aux acacias le soin de les transformer en taillis impénétrables. Quelques pâtures mal entretenues subsistaient cependant.
Pour les conditions, « ils » m’avaient dit d’emblée que je serai logé, nourri et blanchi et que je recevrai trois ou quatre cents francs par mois. C’était tout ce qu’ils pouvaient faire. J’avais bien un bac, mais aucun C.A.P.. Autant dire rien ! Je ne pouvais donc avoir aucune prétention.
« Ils » : c’était une équipe de jeunes agriculteurs et de Frères Missionnaires des Campagnes qui tentaient la double aventure et de redonner vie à ce domaine et de faire l’expérience d’une exploitation communautaire, de créer une sorte de « kolkhoze » volontaire et d’inspiration chrétienne.
Il y avait tout à faire pour démarrer l’exploitation. Défricher les terres, bien sûr, mais aussi adapter les anciens bâtiments à leurs nouvelles utilisations. Il fallait réaménager les étables, agrandir et construire de nouvelles porcheries, transformer les greniers à grain en silos, et partout: renouveler le matériel, refaire les circuits électriques, reprendre les crépis ou amener l’eau potable…
L’équipe comprenait une dizaine de personnes, sans compter les épouses : un vacher et son aide, un porcher et son adjoint, un responsable de la culture, un autre du matériel agricole et de l’atelier, un maçon, un homme à tout faire et un administrateur. L’entraide était la règle première, et selon les besoins toute l’équipe pouvait se mobiliser pour donner un coup de main à l’un ou à l’autre.
Après discussion entre eux, il fût convenu que je serai – en priorité – l’ouvrier de Maître Eugène, l’un des trois frères présents sur le domaine, quitte à l’abandonner pour aider ici ou là, selon la demande, mais toujours avec sa permission ou son accord.
« Maître Eugène » : c’est ainsi que les autres l’appelaient familièrement. Il n’était pas compagnon maçon, mais seul artisan de l’équipe il en recevait le titre. Il avait un métier. De plus, son âge – quarante-cinq ans passés, à l’époque je crois – sa réserve et sa discrétion ordinaires imposait sans doute cette marque de respect non dénuée d’affection.
Maître Eugène me regarda venir avec sympathie et méfiance tout à la fois.
Sympathie, parce qu’il était heureux de toucher enfin un apprenti. Il m’avait demandé avec insistance. Les autres, trop occupés par leurs propres tâches pouvaient difficilement lui donner les coups de main réguliers dont il avait besoin : un maçon a toujours besoin d’être secondé.
Mais, je percevais en même temps sa méfiance. J’en découvris les raisons peu à peu.
La première raison était, m’a-t-il semblé, que je représentais pour lui un nouveau fardeau. Il allait devoir s’occuper de moi et cela le contrariait quelque peu. Ma présence le tirait de sa solitude. Il s’était habitué à travailler seul et aimait cela. Bien entendu, pour certains chantiers, comme celui de la construction de porcheries, une équipe l’avait aidé. Il fallait terrasser et couler du béton sur de grandes surfaces pour établir les fondations des baraques. Il ne pouvait faire cela tout seul. Mais ce genre d’ouvrage était pour lui une épreuve. Il ne se sentait guère apte à organiser le travail des uns et des autres, à le diriger et à le surveiller. Probablement aussi, il pensait que certaines tâches ne pouvaient pas être déléguées à des maçons d’occasion, qu’il était le seul vraiment compétent pour les mener à bien. Plus d’une fois je l’ai surpris, lors de tels chantiers d’équipe, à commencer bien avant tout le monde et parfois à reprendre solitairement l’ouvrage après le dîner, si la durée du jour le permettait.
Une seconde raison à sa méfiance était mon origine citadine et pire encore parisienne. Les citadins lui apparaissaient tous comme un peu fous – souvent il m’en a fait la remarque – et les Parisiens les plus à plaindre de tous les habitants des villes. Il ne voyait pas comment on pouvait être vraiment heureux dans une grande agglomération.
Enfin, je n’avais aucune expérience du métier de maçon. Il allait devoir me l’apprendre. Et j’étais son premier apprenti.
Une chose encore ajoutait à son hésitation. Je le compris un peu plus tard. On lui avait demandé de transformer et d’aménager l’extrémité d’une grande étable en une grande salle de traite, qui serait équipée d’une trayeuse pneumatique capable de recevoir simultanément huit vaches. Il avait accepté de se risquer dans ce chantier tout nouveau pour lui. Il avait du mal à imaginer cette machine lui qui n’avait jamais connu, en fait de traite, que le seau métallique tenu serré entre les genoux et l’escabeau à traire.
Alors, dans ces conditions et malgré sa demande, prendre en charge un aide ne lui plaisait qu’à moitié.
Je me souviens de ne pas avoir fait grand chose les premiers jours. Il ne me demandait rien, ne souhaitait même pas que je l’aide. Je supportais mal cette situation, tant mon désir de me rendre utile était grand. Il voulait seulement que je sois là, à côté de lui, pour répondre à ses besoins et quérir les outils nécessaires : « Passe-moi le hachereau !… Va chercher un seau d’eau … , la petite truelle maintenant… Trouve-moi les serre-joints… »
« Les quoi ? »
Mon ignorance était telle, que renonçant à toute explication, il allait parfois chercher lui-même ce dont il avait besoin, ajoutant ainsi à ma confusion.
Je souffrais impatiemment cette apparente inaction. Plus tard, j’ai compris qu’il m’avait délibérément imposé cette épreuve. Elle représentait les premiers pas de mon initiation. Petit à petit, j’apprenais le nom des outils, et, n’ayant rien de mieux à faire que d’observer son travail, un peu de leur utilité et de la manière de s’en servir.
Vint ensuite une autre période : celle des petits travaux. Préparations fastidieuses, répétitives, pénibles parfois, mais sans lesquelles il n’y a pas de métier possible. Je passais ainsi des jours à gratter le ciment accroché à des planches qui avaient servi à faire des coffrages pour permettre leur réutilisation ou bien à en retirer les clous.
Une nouvelle étape fut franchie le jour où il me commanda de préparer le mortier. Jusqu’ici je n’avais eu le droit que de remplir la brouette de sable et de la lui apporter. Je lui demandais les proportions à observer pour le mélange. « Quatre brouettes de sable pour un sac et demi de ciment » fut sa réponse.
J’étais fier d’un tel ordre, car j’avais déjà compris que le mortier est la matière première du maçon. Là commence son métier, dans la préparation d’une pâte qu’il faut mélanger et remélanger longuement, avant de la travailler pour en adapter la consistance, le grain ou la souplesse aux usages attendus.
Tout le travail du maçon est dans ces gestes incessants, conduits avec la pelle ou la truelle, avec la règle ou le bouclier, qui cisaillent, soulèvent, jettent, égalisent, écrasent, lissent,…, ce mortier liant de toutes les constructions.
Tout le travail ? Non, j’exagère, mais près de la moitié certainement ! Le reste étant consacré aux tâches de terrassement, de coffrage, d’armage et de maniement de la brique ou du parpaing voire de la pierre brute qui servira à monter les murs.
Ce jour-là, donc, j’avais le droit de fabriquer « son » mortier. C’était un premier signe de confiance qu’il me donnait là. Du moins, je l’ai cru.
Nous avions dans notre outillage une petite bétonneuse à moteur, mais Maître Eugène n’aimait guère s’en servir. Il la réservait pour le béton qui devait être coulé en quantités importantes. Le vacarme du moteur, le raclement des galets sur le métal de la toupie lorsqu’il fallait la nettoyer, tout cela troublait trop son goût du silence et perturbait son esprit de solitude. La plupart du temps, il préférait faire le mortier à la main, c’est-à-dire armé de sa pelle. Une large pelle semi-circulaire qu’il maniait avec dextérité et aisance, alors que j’avais peine à la soulever lorsqu’elle se trouvait pleine de sable. Aussi, préférais-je me servir d’une pelle à bords carrés, plus petite, mais pour moi plus maniable.
Je me suis donc mis à l’ouvrage, avec ardeur. Mais, à ma grande déconvenue, Maître Eugène ne m’a pas laissé finir. Après avoir apporté le sable et versé le ciment, puis mélangé le tout, alors que je m’apprêtais à verser l’eau dans le cratère que j’avais formé au beau milieu du tas, il est venu arrêter mon geste. S’armant de sa pelle ronde il entreprit de mêler davantage le sable et la poudre grise, mettant au jour, de dessous le tas que j’avais monté, des zones où soit le sable soit le ciment apparaissaient nets de tout mélange. Quand il fut satisfait, il versa lui-même l’eau et poursuivit le travail, tournant et retournant longuement la pâte ainsi formée.
C’était encore une leçon.
Et bien souvent encore, il vint poursuivre le mélange sec de sable et de ciment que j’avais commencé. Jusqu’au jour où, après s’être assuré que mon travail correspondait à ses exigences, il me dit de verser moi-même un seau et demi d’eau dans le cratère et de poursuivre la tâche tandis qu’il retournait à son ouvrage. « Tu n’auras qu’à m’appeler quand tu auras fini », conclut-il en me laissant.
J’ai compris que ce jour-là je lui avais donné une première satisfaction. J’avais aussi progressé dans le maniement de la pelle, cela me coûtait moins d’efforts inutiles. Je ne craignais plus de monter le tas de sable et de ciment, puis de le défaire en le remontant à côté et de le cisailler régulièrement avec le fer retourné de la pelle pour s’assurer de la qualité du mélange obtenu.
La plupart du temps, tout au long de nos journées de travail qui duraient souvent plutôt dix heures que huit, Maître Eugène restait silencieux. Parfois il me posait une question personnelle. D’où étais-je ? Qu’est-ce que j’avais fait jusque-là ? Ma sa curiosité semblait vite éteinte. Il répondait ensuite pour lui-même à la question qu’il m’avait adressée. J’appris ainsi qu’il était originaire d’un village des monts du Lyonnais, du nom de Larageasse.
Ses parents possédaient là une ferme dont il avait hérité après leur mort et où il avait travaillé longtemps.
Le silence de Maître Eugène n’était pas contraint. Ce n’était pas de la timidité non plus. Il habitait le silence et m’invitait au silence. Le travail y aidait. Je m’y appliquais de mon mieux, attentif à faire ce qu’il me demandait et de la manière dont il me le montrait. De plus, le poids des seaux remplis de sable ou d’eau, celui des sacs de ciment, des bastaings ou des chevrons qui assuraient nos coffrages et qu’il fallait porter en allées et venues incessantes, le maniement de la pelle pour creuser la terre et remuer le sable ou le mortier : tous ces efforts absorbaient l’essentiel de mon énergie et ne donnaient guère envie de causer.
Car Maître Eugène s’arrêtait rarement dans son travail. De taille moyenne, mais large d’épaules, bien planté sur ses deux jambes, il allait toujours à grandes enjambées. Il s’activait sans aucune hâte et même avec une sorte de douceur qui masquait longtemps à l’observateur sa force herculéenne.
Plus tard, lorsque je suis devenu capable d’évaluer l’ouvrage fait ou à faire, j’ai constaté qu’en une journée, Maître Eugène abattait aisément le travail de deux hommes.
Si quelqu’un venait interrompre son activité pour lui demander quelques renseignements, un avis ou simplement le saluer, il marquait une pause sans jamais s’attarder. Si l’autre prolongeait sa visite, Maître Eugène reprenait son instrument un instant abandonné et se remettait à l’ouvrage. Il n’y avait plus qu’à se retirer.
Chaque matin, levé vers six heures, il assistait à la messe dite sur place par un autre frère et sitôt son petit-déjeuner avalé se mettait à l’ouvrage. Il était dans les sept heures. Hormis pour le déjeuner qu’il faisait suivre, en été, d’une brève sieste, il ne s’arrêtait que pour le dîner.
Sa seule distraction, en dehors de quelques lectures qu’il essayait de faire le soir tout en résistant au sommeil, était d’aller le dimanche après-midi visiter les fermiers des environs. C’était son apostolat. Je le voyais s’éloigner à pied du domaine, toujours à grands pas et revenir le soir, tout souriant et heureux des rencontres faites. Il ne souhaitait pas qu’on l’accompagnât dans ses visites. Quelquefois, pour aller un peu plus loin ou lorsque le temps était à la pluie, il empruntait une voiture du domaine.
A son retour, nous le trouvions plus loquace que de coutume. Au cours du dîner, il évoquait les rencontres faites et ce qu’il avait appris au cours des discussions dans les fermes où il avait été reçu.
Après quelques semaines, cinq ou six, peut-être davantage – je ne sais plus – sa confiance en moi s’accrût. Il me confiait de petits travaux dont il me laissait de plus en plus toute la responsabilité, se contentant de m’expliquer en quelques mots ce qu’il y avait à faire. Je travaillais seul à mon tour et dans mon coin. Il venait me voir comme en passant, chargé de quelques planches, ou bien il trouvait le prétexte d’un outil à me reprendre et dont il avait besoin pour s’assurer que tout allait bien.
Une petite circonstance avait beaucoup contribué à cette confiance. Pour la réalisation de la salle de traite – dont j’ai déjà parlé – et une fois achevés les travaux préliminaires on lui avait remis un plan, assez grossièrement tracé d’ailleurs, de l’ouvrage à réaliser. Ce plan l’embarrassait beaucoup. Il ne savait comment l’interpréter. Il se faisait expliquer chaque détail par ceux qui le lui avaient donné. Mais les explications le laissaient encore perplexe. Pour moi, au contraire, un plan était bien plus clair que toutes les explications données de vive voix et à l’aide de grands gestes in situ.
Commença donc, à partir de ce jour, un nouvel échange entre nous. Quand il avait un doute, il me demandait de lui expliquer le plan, ou de lui dire, si à mon avis, ce qu’il était en train de réaliser correspondait bien au plan. Il me demandait cela avec simplicité et humilité. Il acceptait que son apprenti maîtrise des connaissances abstraites qu’il ne possédait pas.
Je garde aujourd’hui, avec admiration et reconnaissance le souvenir de son humilité d’alors. Mais, à l’époque, j’étais trop heureux de montrer mes capacités et trop fier de me sentir utile malgré mon ignorance pratique pour y faire vraiment attention.
C’est ainsi que sans en donner l’air, Maître Eugène m’apprit à travailler avec lui, et plus encore à aimer travailler auprès de lui, mais surtout à aimer ce travail de maçon qui était le sien. Sans doute, reçoit-on tout cela d’un maître. Mais un jour vient où il peut s’effacer, quand on aime assez son travail. On en a reçu le goût et appris le soin. Avec l’amour d’un métier, le maître a transmis l’essentiel de son savoir faire. Sa disparition devient même nécessaire, car elle permet la liberté. Liberté de ne plus faire exactement comme lui, de faire autre chose, d’essayer d’autres méthodes,… Mais l’essentiel a été transmis et comme donné. Un essentiel difficile à nommer, mais qui est de l’ordre de l’amour car il vient renouveler en nous le don de la vie.
Comme tous les dons qui me sont faits et que j’ai reçus, je peux le perdre ou n’en tirer aucun parti. Mais, Maître Eugène m’avait enseigné cela aussi : vivre du don.
Plus d’une fois, il m’a raconté sa vie. Elle tenait toute en quelques phrases.
Jusqu’à l’âge de quarante ans environ il était resté dans la ferme paternelle pour la tenir et s’occuper de ses vieux parents. Au cours de ces années, pour entretenir et réparer sa propre ferme, il avait appris la maçonnerie chez un artisan local. Il avait bien songé à se marier, mais sa timidité sur ce point l’avait empêché de beaucoup s’en préoccuper. Et puis, les filles avaient déserté la campagne pour les grandes villes, Saint Etienne, Lyon,…, et se faisaient rares. A la mort de ses parents il s’était retrouvé seul. Il s’était alors demandé ce qu’il pouvait faire de sa vie. Il s’en était ouvert à son curé. Comme il était pieux et que son célibat ne lui pesait pas trop, ce dernier lui avait parlé des Frères Missionnaires des campagnes. C’est ainsi qu’il était rentré chez les frères. Aujourd’hui, il exerçait à plein temps le métier de maçon.
J’entends encore son petit rire, je revois son visage éclairé d’un large sourire, quand appuyé sur le manche de sa pelle, s’accordant une brève pause, il me disait : « C’est drôle la vie. J’ai appris la maçonnerie pour réparer ma ferme. Maintenant je répare celle des autres. » Toute sa vie tenait en cette simple phrase. Souvent il me l’a redite. Dans ces quelques mots il résumait et donnait le sens de son existence. Elle était devenue pour lui une parabole : « J’ai appris la maçonnerie pour réparer ma maison, maintenant, je répare celle des autres. » C’était sa manière d’illustrer de façon vivante la parole du Christ dans l’Evangile : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. »
Ayant dit cela, il souriait encore et se remettait à l’ouvrage, retournant le sable et la fine poudre du ciment tout ensemble : patient travail où il trouvait Dieu et mettait en pratique Sa Parole.
Tel fût mon Maître, le frère Eugène-Jean.
Bernard Bougon s.j., aumônier national – Noël 1995