1988 : la productique, enjeu de société – page 114

Le développement de la productique fait émerger au sein de l’entreprise deux rôles professionnels distincts et complémentaires : celui du gestionnaire ou conducteur du système et celui de l’expert. Ces deux rôles ne s’appliquent pas seulement aux cadres, ils concernent tous les emplois de l’entreprise. Ceci n’est pas sans incidence sur la gestion des ressources humaines. Tel est le nouveau défi que lance la démarche productique dont Gérard Donnadieu nous entretient dans cet article.

Depuis de nombreuses années déjà, l’informatique ne touche plus uniquement les services spécialisés, ou les centres de calcul des entreprises. L’informatique pénètre aussi profondément dans le monde industriel, soit directement – conduite de process par exemple -, soit par des équipements qui y font largement appel – machines à commande numérique ; conception ou production assistée par ordinateur, robots, etc-, tous ces moyens étant désormais rassemblés sous le terme de «productique».

De quoi s’agit-il exactement et comment se présente le phénomène ?

Qu’est-ce que la productique ?

Il s’agir d’abord d’un phénomène général qui irrigue toutes les industries, des secteurs les plus en pointe aux plus traditionnels, des grandes entreprises aux petites, des productions de masse aux fabrications presque unitaires. Les robots, pour ne citer qu’eux, sont aussi bien employés pour souder des carrosseries d’automobiles, que pour boucher avec précaution des flacons de parfum de luxe.

Mais, au-delà de ces réalisations relativement spectaculaires, bien d’autres voient également le jour, de manière parfois discrète, et viennent modifier notre environnement sans que l’on y prête toujours attention. C’est ainsi que sont progressivement implantés dans les entreprises la conception et la fabrication, la gestion de production, le dessin et même l’enseignement assistés par ordinateur (C.F.A.O., G.P.A.O., D.A.O., E.A.O…). Et aujourd’hui, nous abordons l’ère des systèmes experts et de l’intelligence artificielle qui laissent prévoir, dans un futur proche, des usines où la plupart des tâches seront exécutées automatiquement.

Depuis qu’elle existe, l’industrie n’a d’ailleurs cessé de progresser en s’automatisant. La productique s’inscrit dans cette évolution qui généralise à l’ensemble des unités de production un modèle de fonctionnement déjà connu dans les industries de process (type industries chimiques ; pétrole, centrales électriques…).

Toutefois, le support de l’évolution actuelle – l’emploi de l’informatique – procure une capacité de transformation multipliée, grâce justement à la possibilité d’échanger en temps réel les informations et de produire ce faisant une cohérence, une rapidité d’exécution et une efficacité toujours plus grandes. Ces transformations concernent bien évidemment l’univers de la fabrication, mais au moins autant celui de la préparation (bureau de méthodes), des études, des achats, du contrôle de gestion. Bref, c’est l’ensemble de l’entreprise qui se trouve au bout d’un certain temps concerné.

Ce constat laisse prévoir, pour les entreprises, des changements socio-organisationnels profonds qui posent des problèmes d’organisation et de conditions de travail, d’emploi, de qualification, de formation… Et la résolution de ces problèmes devient la clé des transformations ultérieures !

Défis organisationnels et humains de la productique
Le développement de l’automatisation, des chaînes de production intégrées, des réseaux informatiques, font disparaître le poste de travail conçu de façon taylorienne comme le rassemblement de tâches d’exécution localisées et répétitives. Simultanément, on voit émerger au sein de l’entreprise la réalité de deux rôles professionnels distincts et complémentaires :

— le gestionnaire ou conducteur de système,

— l’expert ou spécialiste.

Ces deux rôles dont j’ai montré, lors d’une précédente chronique (2), la réalité et la pertinence dans l’évolution du travail des cadres, est en train de se généraliser à tous les emplois, en même temps que la démarche productique se développe.

Dans ce nouveau contexte, le travail – principalement celui des conducteurs de système – devient de plus en plus “communicationnel” et abstrait, car chacun travaille sur des “représentations de la réalité” et non sur la réalité elle-même. Ainsi, les anciens ouvriers de fabrication se transforment en opérateurs appelés à traiter de l’information et à s’impliquer dans le processus, non plus manuellement mais par manipulation de symboles.

L’organisation traditionnelle concernait des postes de travail du type “un homme pour une machine”. La démarche productique entraîne l’apparition de relations “équipes/systèmes” qui pousse au développement d’une structure d’équipes opérationnelles ou autonomes. Cela remet en cause les anciens modes de spécialisation du travail. Il faut disposer d’une polyvalence, au moins partielle, des exécutants par rapport aux missions générales de l’équipe, polyvalence pouvant se combiner à une spécialisation technique poussée pour certaines interventions (dans ce dernier cas, les deux rôles de gestionnaire et de spécialiste peuvent concerner une même personne).

Les systèmes productiques présentent également des risques de pannes non négligeables du fait des inters-relations entre chaque composant. Le plus souvent, il s’agit d’ailleurs, plutôt que de pannes très importantes, d’incidents mineurs et de nombreuses micro-pannes. L’intervention humaine, permanente et immédiate, est alors nécessaire si l’on veut éviter que la répétition de ces micro-pannes n e provoque un arrêt total du système. C’est pourquoi les travaux à effectue r changent de nature : on passera dan s les prochaines années, suivant l’heureuse expression d’Yves Lasfargues, directeur du département Technologies de gestion de l’I.F.G., de la civilisation de la peine (travaux physiques à effectuer) à la civilisation de la panne où les travaux principaux sont des travaux de surveillance, de maintenance, de diagnostic et de dépannage.

Ces changements, normalement appelés par le développement de la démarche productique, ne sont pas sans conséquences au niveau socioculturel. Au sein d’une équipe opérationnelle à-base de polyvalence partielle et de spécialisation relative, le style des rapports hiérarchiques ne saurait être exactement le même que sur une chaîne taylorisée. L’élévation du niveau de formation des personnels de fabrication et les transformations dans le contenu de leurs tâches viennent remettre en cause les hiérarchies du savoir et de l’autorité : certains ouvriers de maintenance en mécanique et électronique sont recrutés au niveau du D.U.T. alors que les anciens contremaîtres disposent à peine d’un C.A.P. Entre les deux échelons il n’y a pas seulement une rupture de savoir, il y a également une rupture culturelle ! A ces défis, les réponses ne sont manifestement pas d’ordre technique, elles sont pour une part d’ordre organisationnel et pour l’essentiel d’ordre sociologique, interpellant directement la gestion des ressources humaines de l’entreprise.

Productique et développement de la ressource humaine

Évacuons d’abord une fausse querelle. Contrairement à une certaine vision simplificatrice, vulgarisée par le matérialisme historique du marxisme, il n’existe pas de déterminisme absolu de la technologie sur l’organisation et la formation des rapports sociaux au sein d’un groupe ou d’une société. La technologie n’impose pas de solutions uniques pour la division du travail, la structure des qualifications, l’organigramme de l’atelier ou des services techniques entre exécutants et hiérarchie.

Par contre, on se doit de mettre en avant l’importance de “spécificités culturelles” pour expliquer les différences constatées, à technologie comparable, d’une entreprise à l’autre ou d’un pays à l’autre. Ce n’est pas la technologie, mais bien notre tradition culturelle nationale, centralisatrice et dévalorisante du travail manuel qui explique notre taux d’encadrement ouvrier le plus élevé d’Europe (largement au-dessus de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de l’Italie), ainsi que la faiblesse de nos formations qualifiantes au niveau exécution (40 % des travailleurs français possèdent un diplôme professionnel contre 75%. des travailleurs allemands). De même, ainsi que l’observe A. d’Iribarne dans la Revue française de gestion, “il paraît difficile de douter que les hauts niveaux de performance annoncés par les Japonais soient totalement indépendants des niveaux de compétence des personnels d’atelier. Cette compétence est, ici encore, acquise selon les procédures traditionnelles japonaises, c’est-à-dire par la combinaison d’une formation de base élevée, de formations technologiques nécessaires et d’une rotation systématique des postes entre la surveillance et l’atelier, la programmation et la maintenance».

Il existe donc une marge de jeu importante pour les décideurs au sein de l’entreprise, et il importe avant tout de ne pas répéter, à l’occasion d’une démarche productique, les modes d’organisation à bien des égards insatisfaisants hérités du passé. C’est en fonction du choix d’organisation qui accompagnera chaque système productique que les emplois seront qualifiés ou déqualifiés, intéressants ou inintéressants. Raison supplémentaire pour agir à bon escient en prenant intégralement en compte toutes les implications de la démarche productique sur la gestion et le développement des ressources humaines.

Ces implications que sont-elles ?

— La conception de l’organisation du travail devra chercher un équilibre entre contenu concret et contenu abstrait si l’on veut que les emplois de demain ne multiplient pas les “exclus de l’abstraction”. Cet équilibre est possible pour autant que l’on n’abuse pas de représentations symboliques abstraites et que l’on s’efforce de trouver, pour chaque situation de travail, la pédagogie d’apprentissage adaptée. Il n’en reste pas moins cependant que les nouveaux travailleurs devront être capables d’abstraction minimale, de raisonnement logique, de raisonnement “système “.

— Le développement du travail en équipe appellera normalement un raccourcissement des lignes hiérarchiques, un fonctionnement en réseau, la transparence de la communication. Pour que chacun ait son mot à dire dans les choix techniques relatifs à son unité, les démarches participative s seront, de plus en plus, à l’ordre du jour. Corrélativement, chacun devra être capable de travailler en équipe, de faire un effort pour avoir un langage commun… et capable néanmoins de suffisamment d’autonomie pour ne pas redouter, dans certains cas, l’isolement.

— On ne répare “vite et bien”, on n’effectue des entretiens préventifs que si les conditions de travail sont bonnes et que si l’on est très motivé, très impliqué dans le travail. Cela n’a rien de comparable avec l’aiguillon du contrôle hiérarchique des chaînes traditionnelles de machines automatiques. L’organisation des rapports sociaux dans l’entreprise, particulièrement le rôle dévolu à l’encadrement, devra permettre cette motivation et cette implication qui passent par une bonne communication et un réel partage des pouvoirs. Il faudra tenir compte à la fois du désir d’individualisation et de la nécessité du travail en équipe.

— La diffusion de la démarche productique devrait pousser à une profonde évolution du système de formation. D’une part, la formation permanente devra être considérablement développée jusqu’à représenter, à l’aube de l’an 2000, de 10 à 15% du temps de travail, soit quatre à six semaines par an (cette durée est déjà atteinte dans certaines entreprises.). D’autre part, les méthodes de formation permanente devront considérablement évoluer pour mieux prendre en compte les besoins réels, à court et long terme, de l’entreprise. Il est probable que les nouvelles technologies (enseignement assisté sur ordinateur, télématique, vidéo) seront mises à contribution lors de ces changements.

Gérard Donnadieu

Extraits de Responsables n°197 – juin 1988


2010 : Internet, une rupture du modèle économique – page 116

Poclain Hydraulics dispose aujourd’hui de systèmes d’information d’envergure mondiale à l’image de son réseau de distribution et de son réseau industriel, ainsi que d’un site Internet et d’un Intranet qui fédère les règles et outils à destination de tous les acteurs de l’entreprise. Cela suppose une infrastructure de « tuyaux » sécurisés à bande passante garantie, de gérer un firewall centralisé et d’exercer une surveillance constante sur le trafic de messagerie (500 000 messages échangés par mois en 2009), sachant que 80 % des messages entrant sont des spams (ce qui semble être la proportion observée chez la plupart des acteurs du net) !

Les conséquences pour l’entreprise de la généralisation d’Internet sont nombreuses et importantes. Tout d’abord, elle entraîne un effet de globalisation de son marché, avec une rupture du modèle économique. Les affaires ne se font plus de la même manière. Ainsi, répondre rapidement à toute demande est devenu un impératif de la concurrence. Et, de la même façon, l’entreprise a vécu une rupture de son modèle technologique. Ainsi, les études de Recherche et Développement doivent être conduites différemment. Par exemple, en commençant par répondre sans avoir encore finalisé les solutions au cahier des charges.

Une rupture dans les usages

Le passage progressif d’une organisation basée sur le courrier à un système d’échanges de courriels, après les étapes intermédiaires du télex et du fax, a entraîné une rupture dans les usages. Comme, par exemple, un certain effacement de la frontière entre le privé et le professionnel, le temps consacré à l’un et à l ’ a u t re se mêlant de plus en plus, quels que soient les lieux, les heures et les jours. Ou encore l’introduction du facteur réactivité dans le travail et la marche de l’entreprise, favorisé par les échanges de données informatisées (EDI) entre clients et fournisseurs.

La prise de conscience que le patrimoine informationnel d’une entreprise innovante est une dimension-clé de son capital constitue une étape décisive.

L’entreprise est aujourd’hui une communauté d’hommes et de femmes répartis sur trois continents et qui doivent travailler ensemble en réseau. D’où la nécessité d’implanter solidement dans la culture de l’entreprise quelques valeurs qui serviront de référence à chacun et à tous. C’est ainsi que PH se pense comme une entreprise globale, cherche à maintenir son indépendance, innove sans cesse et considère ses collaborateurs comme une de ses ressources-clés.

En termes d’opportunités pour l’entreprise, l’usage d’Internet est d’abord un moyen au service de toutes ses parties prenantes, depuis les clients, jusqu’aux banques et actionnaires ou collectivités locales en passant par les salariés et les fournisseurs… Le site web se présente comme une fenêtre ouverte sur le monde où tout un chacun peut venir se renseigner sur PH, son histoire, ses produits et se faire une idée de ses solutions techniques. L’Intranet et les logiciels principaux facilitent, tout en les sécurisant, les échanges entre les personnels des divers sites, il permet de limiter les déplacements tout en favorisant les flux collaboratifs nécessaires notamment pour mener à bien certains projets multi-sites.

Internet facilite aussi la veille économique, comme il change aussi les techniques commerciales, comme, par exemple, avec l’introduction des enchères fournisseurs. Tout cela ayant des impacts sur l’organisation de l’entreprise, son management et le travail de bien des postes.

Des inconvénients et des menaces

En face de ces opportunités, il faut bien considérer les menaces, de divers ordres, que l’usage d’Internet peut faire peser sur l’entreprise. Ainsi, un événement local où l’entreprise est mise en cause peut nuire gravement à son image internationale.
Internet, s’il n’est pas correctement utilisé, peut générer des pertes de temps importantes, freiner la productivité et même contribuer à une certaine désorganisation dans la vie de l ’ e n t reprise. Ainsi, la multiplication répétée des destinataires mis en copie d’un seul courriel crée une situation de surinformation pouvant avoir ce type d’effet. Il en est de même avec le non-respect des règles d’usage établies au sein de l’entreprise, comme avec le manque de soin dans la rédaction des courriels. Il y a aussi les risques liés à la malveillance que celle-ci soit interne (petite vengeance personnelle) ou externe (attaques virales, piratages…).

Les conséquences de l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) sur le management, le style et la manière de travailler sont nombreuses. Aujourd’hui, la communication est devenue sans frontière : un projet peut être dirigé depuis un pays avec des collaborateurs travaillant sur un autre continent. La communication devient aussi plus souple et plus fluide, chacun communique avec tous et les hiérarchies s’estompent. L’important étant de savoir partager les informations à bon escient, même si Intenet favorise également un appauvrissement des échanges, où parfois le vrai du faux, comme l’exact de l’inexact, deviennent difficiles à démêler.

Ces changements sont accélérés par les plus jeunes embauchés, qui font partie des premières vagues de la “net generation”. Ils ont des habitudes, des manières de faire, qui sont pour eux naturelles mais bousculent celles de collaborateurs plus âgés.

Une gouvernance nécessaire

Tout cela se traduit en exigences de gouvernance pour l’entreprise. Celle-ci, disposant de nombreux brevets, investissant en R&D et cherchant à rester innovante, la sécurité et la protection contre des actions intrusives d’intelligence économique sont une priorité. Toute inconscience, tout laisser-aller en ce domaine, de même que l’incompétence, ne pardonnent pas.

Cela oblige aussi à être circonspect dans les embauches, à former en permanence l’ensemble du personnel aux règles de sécurité en vue de la protection des données de l’entreprise, en sachant bien que certaines fonctions comme la vente ou les achats sont particulièrement exposées.

Il est aussi nécessaire de préciser les obligations et les engagements dans le contrat de travail, d’établir et de diffuser un code de conduite pour la rédaction et l’utilisation des messages électroniques, d’interdire les blogs et l’introduction de certains logiciels encore insuffisamment sécurisés, comme Skype, etc. Si dans leurs déplacements les collaborateurs ont besoin d’un accès à des données sensibles de l’entreprise, celles-ci ne doivent pas être stockées dans un coin de mémoire de leurs ordinateurs portables, mais mises à leur disposition par un accès sécurisé. Se pose aussi la question de l’usage de Blackberry ou d’appareils analogues qui se perdent (ou se volent) facilement.

D’autres questions encore. Comment, dans une perspective de juste rapport à leur travail, aider les collaborateurs à maintenir une séparation entre vie professionnelle et vie privée ? Quelles frontières ou limites mettre aux plateformes collaboratives ? Permettre l’établissement de chats internes : comment en apprécier l’efficacité ? Quelles politiques d’entreprise adopter vis-à-vis des réseaux sociaux comme Facebook ou Linkedin ou d’autres ?

En conclusion, l’introduction d’Internet et les évolutions des technologies de l’information et de la communication obligent les entreprises à des transformations dans la manière de conduire leurs activités. La direction et le management sont en première ligne pour discerner ce qui peut être accueilli et ce qui doit être fait, comme ce qui doit être réglementé ou ce qui doit être refusé.

C’est un défi permanent : de nouvelles possibilités technologiques et de nouvelles pratiques renouvèlent sans cesse les manières de voir, les attentes des collaborateurs et les perspectives.

Alain Leprince, secrétaire général de Poclain Hydraulics

Extraits de Responsables n°405 – juin 2010


Internet : un nouveau monde – page 120

Internet a envahi nos vies et est devenu un élément non négligeable de n o t re quotidien. Il a transformé en profondeur nos modes de communication et d’information en modifiant notre rapport à l’espace et au temps. Quelle est sa logique ? Son idéologie ? Comment dans un tel contexte annoncer la parole du Christ ?

Internet fait appel à tous nos sens, il utilise l’écrit bien sûr, mais avant tout l’image et le son.

Or la lecture ne procède pas de la même démarche que celle d’un spectateur ou d’un auditeur. Pour déchiffrer l’écrit, il y a un effort important de compréhension des mots, du contexte. Cela nécessite du temps et de la patience pour appréhender l’abstraction des mots et reconstruire le réel qu’il véhicule. C’est presque une méditation… surtout si on compare l’écrit à l’image qui se situe dans l’immédiateté. _ Tout est là en quelques secondes. L’écrit fait appel à notre intelligence raisonnée, l’image à notre émotion et à notre intuition.

Mais la spécificité d’Internet ne s’arrête pas là. Il permet d’être en réseau, de diffuser largement ses « créations » et d’en recueillir de l’audience. Ce qui est essentiel sur Internet, c’est le réseau. Facebook, Twitter et les autres… Ce sont des communautés virtuelles où l’on peut échanger des idées, des films, des photos, de la musique… Tel ou tel site peut former un groupe spécifique de personnes avec des relations, elles aussi, spécifiques. Tous ces liens en réseaux participent au sentiment d’être en contact permanent avec les autres, de ne plus être seul.

Une autre caractéristique d’Internet, c’est la primauté de la diffusion. En effet, l’objectif premier des internautes n’est pas de créer du contenu, mais de le diffuser. Le contenu ne sera jugé que par sa diffusion et non d’abord par sa qualité intrinsèque, même si cela peut avoir un lien. L’audience en termes médiatiques a donc une importance considérable et entraîne les utilisateurs d’Internet à rechercher les moyens de « toucher » le plus de monde possible, affectivement et émotionnellement. L’attention est donc particulièrement portée sur les effets produits du message.

L’attrait du plaisir

L’attrait d’Internet s’explique par les immenses possibilités qu’il propose.
Tout d’abord le plaisir ludique de surfer sur la toile tel un grand jeu de piste. Le terrain y est mouvant, chatoyant de couleurs et de sons. L’internaute construit son propre univers en fonction de sa volonté, de ses goûts. Chacun y est maître de son monde… certes virtuel.

L’usage d’Internet va créer une sorte de psychologie dont les maîtres mots sont : plaisir, jeu, curiosité, chance, dialogue, pure stimulation dans l’instant, absence de durée. Bien qu’il puisse y avoir des enjeux comme le narcissisme, l’auto-érotisme, l’individualisme, on peut dire qu’Internet stimule le goût d’apprendre par jeu, par curiosité, par intérêt, par interactivité.

La dimension mondiale de l’outil augmente l’attrait et le plaisir. Avoir un site sur la grande toile de l’araignée (World Wide Web) c’est participer à l’aventure majeure de son temps, c’est s’élargir, c’est appartenir activement à la communication, enfin libre et planétaire. Le rapport au temps et à l’espace est profondément changé. _ Communiquer de sa chambre avec quelqu’un qui habite à l’autre bout du monde redessine la vision du monde et de l’appartenance. Or, cette appartenance à un groupe ou à un réseau international dit quelque chose de la vie des jeunes générations. Pour les jeunes d’aujourd’hui, appartenir et être connecté à un réseau donne un sens à leur vie. Il faut comprendre qu’être connecté à un réseau veut presque dire pour les jeunes d’aujourd’hui être en communion ou au moins en contact avec des millions des gens qui se trouvent disséminés à travers le monde.
Internet génère également le plaisir de l’utopie. Communication-libertaire, interactivité et voyages, technologie et possibilités illimités, réalité virtuelle… Les jeux sur Internet (warcraft, starcraft), proposent des univers où l’on invente des personnages, des groupes. On y redessine sa personnalité pour entrer en contact avec d’autres avatars pour conquérir un monde tout aussi virtuel. Mais cette second life peut occuper une vie. Autrefois les enfants jouaient dans le parc en inventant un scénario, aujourd’hui ils le font sur Internet. La toile propose un monde imagina ire où chacun trouve ce qu’il cherche selon ses besoins.

Une nouvelle appréhension du monde

Internet a créé son propre langage, savant mélange d’images, de sons, le tout saupoudré d’un peu d’écrit au service de l’émotion et du plaisir. Cela développe un type d’intelligence différent, c’est-à-dire une manière autre d’appréhender et de comprendre le monde. Internet influe jusque sur le psychisme. Les messages véhiculés sur la toile cherchent à « toucher », à être ressentis par le corps. Entrer en réseau, en relation avec l’autre, revient alors d’une certaine manière à toucher son corps. À faire corps avec l’autre ou le groupe. La relation à autrui est donc plutôt horizontale que verticale. Les échanges et le dialogue sont prioritaires. Certains sociologues disent qu’Internet est un système démocratique où tout le monde peut parler malgré son statut

Selon Dominique Wolton : « L’essence d’Internet, c’est l’échange sans frontière, sans hiérarchie entre pauvres et riches, intellectuels ou pas et dont les techniques de communication seraient un peu le porte-drapeau. » La diffusion veut dire aussi de laisser son message être approprié par les autres, parfois avec des changements considérables. Du coup, la relation verticale (l’autorité, la référence) ne fonctionne plus, n’a pas de prise sur ce que les gens pensent, disent et font. La relation verticale, au sens d’une hiérarchie qui veut avoir un contrôle du message, est fortement abolie sur Internet qui cultive d’abord la démarche personnelle et privée.

Le corps messager

Voir et écouter de manière intense conduit à se laisser affecter, et par conséquent à s’ouvrir aux autres. Du coup, les jeunes d’aujourd’hui regardent très souvent le corps des autres comme ce qu’il exprime de ce qui est intérieur de l’homme, consciemment ou inconsciemment. La posture du corps, les gestes que nous faisons, et l’émotion que nous mettons dans notre voix afin de communiquer et toucher l’autre, deviennent message et un langage pour les jeunes d’aujourd’hui. Au fond, même en dehors d’Internet, le regard aux autres est conditionné par lui. Créer une relation avec un auditoire ou avec quelqu’un passe surtout et d’abord par le corps parce que les gens ont appris à observer et à écouter. Aujourd’hui l’émetteur ne cherche pas à transmettre un message et son contenu aux autres mais surtout à faire corps avec eux. On cherche plus à vivre quelque chose avec quelqu’un que d’apprendre ou enrichir notre connaissance.

Le modèle Internet est également très proche de la démarche marketing. Chacun étant libre de rentrer ou non en relation, on cherche à le séduire, à répondre à ses besoins. Créer un site nécessite une stratégie marketing : on fait un inventaire des besoins d’une population donnée (il y a des sites qui pro p osent des services spécifiques selon une population particulière), on stimule des besoins, on adapte la production à la demande, on met en forme, on communique, on pro m o t i o n n e en passant par les sens en les affectant.

Une nécessaire adaptation

Certes, normalement, le chrétien n’utilise pas les stratégies marketing ou commerciales pour gagner des « clients ». Mais il n’est pas inutile de prendre conscience de la manière dont les jeunes sont formés, de leurs façons de penser, du type de relations qu’ils recherchent.

Il ne faut pas oublier que les jeunes sont du côté du plaisir et non pas des idées. Donc, le rapport, l’enseignement, la transmission doit prendre une coloration de jeu, et par conséquent privilégier l’interactivité comme mode de communication. Les communautés se construisent autour des affinités et des intérêts, c’est à dire selon leurs besoins et leurs désirs. Il faut saisir le désir qui habite ces jeunes et ensuite proposer des choses. C’est pourquoi i il faut créer des événements qui peuvent aider à créer des liens entre les personnes. Le langage du corps est très important pour les jeunes. La manière d’être dit plus sur ce que nous sommes que ce que nous disons.

Pour les chrétiens et surtout ceux qui exercent une responsabilité pastorale, il ne suffit plus seulement de parler juste et de penser juste. Il faut aussi apprendre à avoir la voix juste et l’esprit transparent de Dieu. C’est à dire vivre la parole et la faire vibrer dans tout son corps. Les chrétiens doivent apprendre à habiter leur corps sans jouer un rôle. La corporéité doit exprimer l’enracinement profond dans le Christ. C’est à partir de cette relation personnelle et profonde avec le Christ que le corps deviendra porte-parole. Il ne faut pas seulement parler mais aussi développer une capacité de dialogue, d’interactivité… Les technologies multimédias et Internet vont amplifier et diffuser ce que nous sommes et ce que nous disons. Chacun doit trouver le support multimédia qui lui convient, selon son charisme et sa vocation.

D’après Pierre Chongk, étudiant jésuite au Centre Sèvres,

accompagnateur d’élèves de collèges, de lycées et d’étudiants à Athènes

Extraits de Responsables n°405 – juin 2010


Un seuil relationnel vital – page 121

Pour ce témoignage, l’auteur évoque d’abord succinctement l’histoire de sa relation avec Internet. Essaie de comprendre comment l’usage d’Internet s’est intégré et s’intègre dans sa vie. Il tentera de vérifier que ce moyen de communication se vit dans l’ensemble des relations qui construisent la personne humaine en précisant que « sa pratique » ne s’ordonne pas une fois pour toute. Elle touche à la manière de se situer dans le présent. Il réfléchira ensuite, en s’appuyant sur les écrits de Pascal Sevez et Benoît Vermander, à ce qui se joue dans ce récit d’une relation essentielle.

Mon histoire avec Internet commence en 1995 lorsque je suis entré au lycée. Auparavant, l’univers familial dans lequel je vivais ignorait Internet. Quelques copains l’avaient chez eux ; dans la bibliothèque de l’école, il y avait plusieurs postes en accès libre, moyen de faire des recherches d’informations, sorte de super minitel, avec plus d’images et s’intégrant dans un réseau plus vaste en quelque sorte. En 1998, j’ai démarré mes études universitaires. Vivant en colocation, nous avions un ordinateur pour tous dans la pièce commune connecté à Internet. Le fait de vivre à plusieurs son partage imposait une régulation de l’utilisation du web.

Attention : addiction !

Après 2002, j’ai travaillé à la conception de sites web. Internet est devenu mon quotidien à la dose de 7-8 heures par jour « au bureau » … Le mail était devenu le vecteur essentiel des communications pour le travail et le téléphone mobile prenait le relais dans le champ privé pour répondre à l’incessant besoin d’être « relié ».
Parti ensuite vivre à l’étranger, j’eus alors une connexion Internet dans ma chambre, dans mon espace privé. Dans ma bulle virtuelle, ma relation à la toile occupait de plus en plus de place jusqu’à créer un univers personnel déconnecté du monde réel ; j’avais mes relations propres sur Internet, par mail ou chat. Je souffrais de solipsisme1 en quelque sorte ! J’ai mis plusieurs mois à le comprendre… Seuls la reprise d’une activité physique régulière et le franchissement d’un seuil relationnel avec les personnes de mon entourage m’ont permis d’améliorer les choses.

De retour en France, il m’apparut clairement que je ne devais absolument pas avoir Internet dans ma chambre si je voulais garder un certain équilibre. Aujourd’hui encore, je sais qu’avec la présence constante d’Internet je vais aller regarder les mails 25 fois par jour, y répondre dès qu’ils arrivent, sans distance, passer des heures à glander sur le web, à engloutir des informations ou à passer de site en site, sans trop savoir ce que je cherche.

C’est la mise en place d’un réel temps de loisir associé au souci d’un bon équilibre relationnel qui m’aide à ne pas céder à l’addiction. Faire du sport, de la cuisine, dessiner ou aller voir une exposition de peinture, aller au théâtre, me réinstallent dans mon corps, lieu où se vivent les relations.
Finalement, cette relecture de ma relation à Internet m’interroge pour savoir pourquoi son utilisation me fait m’absenter du réel, de mon corps, là où se jouent les relations qui permettent de se réaliser.

Un miroir invisible

Si « dans leur matérialité, les images ne font pas que nous communiquer un sens, elles nouent avec nous des relations sensibles, affectives, voire même motrices de comportement ». Les images informatiques reposent sur la capacité à recevoir nos affects et à les transformer. Nous modelons l’écran d’ordinateur à notre guise, mais il transforme aussi notre manière de regarder les choses. L’illusion de la relation fusionnelle que donnent les photos, l’immersion dans les images (phénomène d’englobement) que produit le cinéma, le positionnement dans un espace familier avec captation du spectateur que propose la télévision, se combinent avec l’usage d’Internet afin de créer un nouvel espace d’échanges.
Internet nous transforme en témoins potentiels du monde. À chaque instant, tous les événements y sont présentés sur les sites d’informations. L’essentiel n’est pas alors d’avoir lu une dépêche mais de l’avoir vu passer.

Ce phénomène n’est pas éloigné de l’utilisation des images initiée par la publicité. _ Elles y sont des signes dont le sens est interprété univoquement par le slogan qui accompagne l’image. La représentation codée est sujette à un déchiffrement strict. Pour la publicité, « l’image n’est qu’une référence figurative univoque ». Internet fonctionne ainsi par mots clés (tags). Cela fait croire qu’existe un infralangage constitué de l’ensemble des associations nodales entre signes et significations alors qu’il y a toujours une multiplicité d’interprétations des signes. Fondamentalement, le rapport au langage dans lequel Internet est né est technicien. Mais, à ce rapport univoque aux signes, se couple paradoxalement un rapport complètement équivoque avec la notion d’hypertexte.

Ce terme désigne d’abord des mots ou des phrases qui renvoient aux mêmes mots ou aux mêmes phrases. Avec la notion d’hypertexte, l’internaute prend le risque de s’engager dans une recherche interminable : il passe de page en page, sans qu’aucune définition du terme, ni qu’aucun contenu ne vienne donner un coup d’arrêt au vagabondage.

En faisant défiler les images, il ne veut rien d’autre que voir, et ainsi être renvoyé à lui-même qu’il cherche au travers de la succession des pages qui lui parlent d’autre chose. La page web concrétise l’arrêt du regard sur un objet dont on cherche à extraire des significations pour soi, objet où l’on se cherche. En ce sens la page web est un miroir invisible qui renvoie le voyant à lui-même. Nous ne cherchons sur Internet que ce que nous voulons y trouver. Une page web visitée marque en négatif le désir qui porte l’internaute.

Virtuel : un nouveau réel

Il y a toutefois une modification de l’affectivité et de la sensibilité de l’internaute, ne serait-ce que par la nouveauté des rapports avec l’espace qu’implique Internet. En effet, l’imaginaire de territoires clairement définis par des frontières est remis en question par le phénomène de globalisation dont Internet est le vecteur. Si l’on valide l’idée que la rencontre de l’autre ne cesse jamais d’être une aventure spirituelle, tout dialogue est affecté par les conditions qui le sous-tendent.

Deux aspects des migrations contemporaines sont ici significatifs. Tout d’abord, elles se produisent non seulement dans l’espace physique (réel) mais aussi virtuel – virtualité est ici une éventualité réalisable. Le fruit de la rencontre ne s’actualise que s’il y a d’abord un déplacement qui produit un vide, que si est envisagée la possibilité de la découverte d’autre chose que le déjà connu.

Ensuite, les migrations réelles et virtuelles participent du mécanisme de globalisation galopante. On peut distinguer d’ailleurs la circulation des biens (dont les progrès sont minimes), la circulation des personnes (en forte augmentation), la circulation de l’information (dont les flux financiers) dont la croissance exponentielle par le biais d’Internet est le moteur de la globalisation. «~En résumé, la virtualité est le support et la dynamique par lesquels la globalisation produit ses effets. La virtualité est le langage de la globalisation. En réciproque, la globalisation est la matrice à travers laquelle la virtualisation continuera à déployer la logique propre à son langage~».

Ce virtuel-là fait donc maintenant partie du réel et contribue à le transformer : le temps que nous passons sur Internet structure notre agenda et notre monde intérieur. Par sa montée en puissance, Internet modifie non seulement notre sensibilité par le nouveau rapport au langage, au texte et à la distance qu’il introduit, mais aussi par la manière de se socialiser qu’il suppose. Internet interroge toutes nos appartenances, dont notre appartenance croyante.

Une nouvelle manière de vivre les relations aux autres et au corps s’instaure : le désir de rassemblement communautaire se combine au souci de rester protégé derrière son écran et indépendant. L’internaute a l’impression que les autres ne le voient pas, il laisse alors éclater ce qu’il porte en lui et que la pression sociale inhibe. _ Ceci tout en souhaitant une validation de ses croyances et de ce qu’il est, en cherchant d’autres qui sont pareils que lui.

S’instaure un nouveau régime de relations sociales. On passe d’une forme communautaire (logique d’appartenance), à une forme sociétaire (logique d’identité), passage que Facebook et Skype illustrent tout à fait.

Image, imaginaire, imagination…

Enfin, tout canal de communication porte toujours un message implicite. En cela Internet s’inscrit dans la continuité des jeux vidéos qui parlent d’une manière ou d’une autre de la quête initiatique d’un héros dans laquelle le joueur redéfinit son identité en référence à une réalité virtuelle qui transcende la vie quotidienne. L’internaute est plongé dans des fictions technologiques où la technique est l’opérateur de l’imaginaire. Le corps, comme élément de résistance de l’homme à soi-même, risque ici d’être absent.
_En définitive, Internet modifie donc nos relations au langage, au texte, au territoire, aux autres et à soi-même. Avec le web, les images qui gèrent l’articulation de ces relations sont recomposées. Or la modification des représentations aboutit inévitablement à la recomposition des appartenances sociales et religieuses. Ce n’est, ni en refusant Internet en se réfugiant dans une contre- culture, ni en voulant être à tout prix à la mode du dernier site sorti, que les chrétiens trouveront leur place. _ Sur ce point, il y a une distinction à maintenir. Lorsque l’on parle d’Internet, nous parlons d’images. Qui dit « image » dit « imaginaire » et « imagination ». La réalité virtuelle ne doit pas devenir la réalité tout court, mais elle doit nous aider à nous confronter au réel grâce au travail de l’imagination.

François Michel, ingénieur

Extraits de Responsables n°405 – juin 2010