Frère Bruno Cadoré
Dominicain, docteur en théologie morale et ancien maître général de l’ordre des Prêcheurs
Frère Bruno Cadoré
Dominicain, docteur en théologie morale et ancien maître général de l’ordre des Prêcheurs
regard spirituel
Entrons dans la conversation que Dieu nous propose
Que peut nous enseigner le récit des pèlerins d’Emmaüs sur nos propres dialogues ?En quoi dialoguer est-il une aventure spirituelle ? Bruno Cadoré nous offre son regard sur ces questions.
“Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ?” Surpris par cette question, Cléophas et son compagnon en route vers Emmaüs engagent alors avec cet inconnu qui les rejoint sur leur chemin, une conversation fondatrice de ce que, depuis, l’Église ne cesse de devenir au fil des siècles. Ils n’ont pas immédiatement reconnu Jésus ressuscité, mais ils ont bien perçu combien cette conversation qui donnait place à l’Écriture entrait en résonance profonde avec leur cœur. C’est progressivement qu’ils s’éveilleront au mystère de ce compagnon de route, au fil du récit qu’ils lui font de l’histoire tragique qu’ils viennent de vivre, de leurs espoirs et de leur déception, de leurs doutes et de leur désir de croire celles et ceux qui disent que le Messie crucifié est désormais vivant. C’est en marchant et en l’écoutant déployer le sens de l’Écriture dans leur propre histoire que s’éveillent leurs cœurs, au point qu’ils invitent ce pèlerin inconnu à rester avec eux. À la table de l’auberge, le signe du pain partagé dessille leurs yeux et ils comprennent que désormais pour eux, vivre les conduira à prolonger cette conversation inoubliable à laquelle ils inviteront d’autres à prendre part avec eux. La vie de l’Église ne consisterait-elle pas, au fond, à devenir elle-même, à mesure qu’elle fait mémoire de cette conversation première et qu’elle invite la multitude humaine à y entrer ?
Prolonger la conversation des pèlerins d’Emmaüs
Au moment où, à l’appel du pape François, l’Église catholique s’apprête à engager un exigeant parcours synodal, cet épisode peut être pour nous un point d’appui. Nous allons être invités à participer activement à ce parcours dans nos communautés ecclésiales locales, dans les mouvements dont nous sommes membres, dans nos familles et nos groupes professionnels et amicaux. Déjà, au moment du Concile Vatican II, le pape saint Paul VI écrivait que, en ce temps d’une modernité marquée par de si profondes mutations, l’Église devait se faire dialogue et conversation (Ecclesiam suam).
Depuis lors, l’Église n’a cessé d’affirmer l’urgente nécessité de renouveler l’évangélisation, prenant une conscience de plus en plus vive qu’elle était essentiellement définie par cette vocation d’entrer dans la mission du Christ, envoyé dans le monde pour proclamer la bonne nouvelle du Règne de Dieu. Conscience vive que cette vocation l’appelait à déployer de plus en plus sa figure synodale par laquelle elle deviendrait toujours plus authentiquement elle-même : ad intra, en promouvant en son sein dialogue et réciprocité entre tous ses membres, et ad extra, en entrant en conversation bienveillante et amicale avec tous au nom de Celui qui a voulu prendre condition humaine pour vivre, familier, parmi les hommes afin d’éveiller en eux le désir de devenir, à leur tour, familiers de Dieu.
Ainsi, lorsque les chrétiens parlent de dialogue et de conversation, il ne s’agit pas seulement de promouvoir les conditions les meilleures pour que les humains apprennent à parler en vérité entre eux et avec les autres, ni même seulement de promouvoir un mode de gouvernement participatif, indispensable. Il s’agit surtout de l’essence même de la vocation des baptisés : devenir ensemble signe de la conversation de Dieu avec les hommes.
Avancer ensemble vers davantage de vérité
Signe… Comme on dit de l’Église qu’elle est, dans le monde, sacrement du salut ! Dans l’épisode des disciples sur la route d’Emmaüs, tout commence par l’approche : “Jésus les rejoignit et fit route avec eux”. Tel est le premier enjeu de la conversation et du dialogue : rejoindre l’autre et lier en une marche commune sa destinée à la sienne. Toute rencontre, tout dialogue, sont porteurs de cette espérance qu’ensemble on peut avancer vers davantage de vérité : vérité des êtres avec eux-mêmes et entre eux dans la conversation qu’ils engagent ; vérité ultime de l’existence, aussi, que les uns et les autres cherchent avec l’humble conviction que jamais ils ne sauraient prétendre s’en saisir et s’en prétendre détenteur ; vérité du Dieu dont la Parole première est au commencement de toute chose.
Au fond, la conversation entre les êtres ouvre un chemin de conversion, comme elle le fit sur le chemin d’Emmaüs : les disciples croyaient définitive la tragédie qui les désespéraient au point qu’ils ne savaient plus comment envisager l’avenir, et voilà que tout à coup se lève le voile et que se manifeste Celui qui est la vérité. Leur désespoir est immédiatement converti en espérance. Et ils se mettent à nouveau en route, non qu’ils se sentiraient forts d’avoir pris possession de la vérité, mais bien plutôt parce qu’ils se sentent animés du désir de la chercher encore : inlassablement, avec d’autres, dans ces rencontres où la proximité amicale et respectueuse de la conversation ménage entre les êtres cet espace qui permet, à travers les mots échangés, d’accueillir et écouter ensemble la Parole de vérité.
Un dialogue qui laisse place à l’écoute
À longueur de pages, la Bible nous raconte comment Dieu entre en conversation avec les hommes et se révèle ainsi à eux au plein cœur de leur histoire. De Noé à Moïse, en passant par Abraham, Dieu dévoile à ses interlocuteurs son dessein d’établir avec l’humanité une alliance indéfectible. Aux prophètes, il ne cesse de demander de faire entendre aux hommes le désir qui est le sien d’entrer en conversation avec eux afin qu’ils purifient la représentation qu’ils se font de Dieu : “c’est la miséricorde que je veux” (Mt 9, 13). Lorsque le Fils vient au monde, c’est pour transmettre aux hommes cette Parole de vérité fondatrice en laquelle tous sont invités à demeurer (Jn 17, 8).
Nos propres dialogues entre nous sont désormais porteurs de la mémoire de cette conversation de Dieu avec les hommes. Signes, comme la main de Jean-Baptiste qui fait signe et s’efface pour que chacun puisse, à son heure, reconnaître et entendre la Parole qui s’adresse à lui. En ce sens, nos dialogues humains trouvent leur plein accomplissement lorsqu’ils en viennent à approcher du silence au cœur duquel chacun entend l’invitation à entrer dans la conversation de Dieu. Dans la fraternité du dialogue, il révèle Sa vérité qui rend libre.