Christophe Dejours
Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire Psychanalyse-santé-travail au CNAM
Christophe Dejours
Psychiatre, psychanalyste, professeur titulaire de la chaire Psychanalyse-santé-travail au CNAM
analyse
Entre émancipation et aliénation, l’irréductible dualité du travail
Le travail tient-il toujours sa promesse d’accomplissement et d’émancipation ? N’est-il pas le lieu de tensions contradictoires ? Quelles sont les évolutions notables de la place du travail et de la perception que nous en avons dans notre société ? Le psychiatre, psychanalyste et professeur spécialiste en psychodynamique du travail Christophe Dejours montre la revalorisation actuelle du travail, dans un article publié dans La Croix (Entretien reproduit avec l’aimable autorisation du journal La Croix).
La Croix. Les Français voient-ils encore le travail comme un lieu d’émancipation ?
Christophe Dejours. Globalement non. Certains parce que leurs expériences ou celles de leur entourage se résument à la domination, la soumission, la souffrance et l’aliénation. Ceux-ci travaillent pour gagner leur vie, et pour eux, le travail est une contrainte relevant de la discipline de la faim, rien de plus. D’autres, qui font durablement l’expérience du chômage, ne croient tout simplement pas pouvoir accéder au travail. Dans certaines familles, ce sont trois générations qui vivent ainsi le manque d’emploi. Enfin, les plus qualifiés sont aujourd’hui confrontés à une réelle dégradation des conditions de travail. En cause, la gouvernance par les nombres, la pression des chiffres et du temps, qui obligent à dégrader la qualité du travail et à accumuler les retards.
De l’infirmière au professeur de médecine, du greffier au magistrat, dans les centres d’appels comme dans les services de police, le travail qui autrefois tenait cette promesse d’émancipation fait vivre l’expérience opposée : se confronter à une image de soi très dégradée, se retrouver en position d’être mal jugé voire sanctionné. (…)
À l’inverse, le travail n’est-il plus associé qu’à la désespérance ?
C. D. Une part importante de la population désespère en effet du travail. Et cela dure depuis des années, depuis le tournant gestionnaire opéré à la fin du XXe siècle. Nous sommes dans une période de régression, comme en témoigne l’affaiblissement des contre-pouvoirs que représentaient les inspecteurs et les médecins du travail. (…)
Cependant existe encore la mémoire de l’ascenseur social individuel que l’on a connu de la IIIe jusqu’au début de la Ve République, de la civilisation du travail qui au lendemain de la guerre y a vu le lieu de formation d’une certaine manière de vivre ensemble, notamment par l’expérience de la coopération. La nostalgie de cette époque demeure, tout comme l’attachement au travail. En réalité, les Français sentent que le travail ne peut jamais être neutre : soit il entraîne la soumission, la servitude et des formes pathologiques de l’aliénation, soit il génère le meilleur, l’accomplissement de soi et la culture de la démocratie.
En quoi consiste l’accomplissement dans le travail ?
C. D. Dans le travail, l’individu ne se confronte pas seulement à une tâche, il se met à l’épreuve de lui-même, ce qui exige une mobilisation bien au-delà du temps passé au bureau. S’il y consent, c’est dans l’espoir de surmonter ces difficultés et d’acquérir des habiletés nouvelles.
D’une certaine manière, on est plus intelligent après le travail qu’avant. Lorsqu’on découvre une solution, on éprouve un plaisir lié à l’accroissement de soi-même. Et cette expérience ne concerne pas seulement les activités intellectuelles mais tous les métiers, y compris ceux qui fleurissent aujourd’hui, de l’imagerie médicale au développement durable.
Un métier cependant ne s’exerce pas tout seul. Le travail, y compris celui de l’artiste, suppose toute une série de relations où la coopération s’invente. La convergence des intelligences n’est pas donnée comme un cadeau de la nature, elle se construit dans un espace de délibération où l’on confronte les différentes manières de travailler, où chaque équipe forge des règles qui visent l’efficacité mais aussi le vivre-ensemble. (…)
Certains pourtant voudraient chercher l’émancipation ailleurs. Faut-il sortir de la société du travail par le revenu universel par exemple ?
C. D. Je ne crois pas à la disparition du travail, thèse baroque de Jeremy Rifkin soutenue en France par Martine Aubry et Dominique Méda. Je pense même le contraire : partout, il existe des gisements d’emplois, des besoins en salariés. Partout aussi, ceux qui travaillent souffrent de pathologies de surcharge. Le problème ne tient pas à la raréfaction du travail mais au refus de le rémunérer.
On ne créera pas d’emploi grâce à la diminution des charges des entreprises. En l’absence d’un contrôle effectif de l’inspection du travail, habilitée à exercer des sanctions contre les fraudeurs, toutes les mesures d’incitation se traduiront par la précarisation et la raréfaction de l’emploi. C’est une question d’arbitrage : il faut repartir du travail et redistribuer autrement l’impôt afin d’ouvrir des emplois, ce qui revient à redonner de l’argent aux salariés.
Lorsqu’on s’intéresse à l’entrée dans la vie active des jeunes générations, on mesure l’urgence. Sommés de s’adapter à un contexte inédit, ils cherchent en tâtonnant d’autres modalités de rapport au travail, des compromis qui leur permettent à la fois de s’investir individuellement et de se montrer cyniques vis-à-vis des formes de coopération.
Les jeunes ne peuvent plus être naïfs, ni sur la possibilité de trouver un emploi ni sur la solidarité minée par la compétition qu’exaltent les méthodes aberrantes d’évaluation individuelle. Et comment leurs aînés pourraient-ils encore leur transmettre la confiance en l’entreprise et en l’État ?
Propos recueillis par Béatrice Bouniol