Anne-Florence Quintin
Secrétaire générale adjointe de la CFDT Cadres / Déléguée générale de l’Observatoire des cadres et du management
Anne-Florence Quintin
Secrétaire générale adjointe de la CFDT Cadres / Déléguée générale de l’Observatoire des cadres et du management
témoignage
Anne-Florence Quintin, syndicaliste aux côtés des cadres
Grâce à ses engagements professionnels, Anne-Florence Quintin observe de près les bouleversements qui touchent les cadres. Par conviction, elle résiste au syndicalisme catégoriel qui défendrait uniquement les intérêts des cadres et surtout “déteste toute allégeance”. La parole de qualité reste tabou dans l’entreprise. Pour la remettre au centre, le compagnonnage fait partie des solutions. Les lieux collectifs ont vocation à permettre à toute femme ou homme engagé de s’épauler et d’exercer son discernement : la capacité de régénération est un défi majeur.
Quel est votre parcours?
J’ai 47 ans et trois enfants. Philosophe de formation, j’ai travaillé dans plusieurs associations militantes. Aujourd’hui, je suis secrétaire générale adjointe de la CFDT Cadres et également déléguée générale de l’Observatoire des cadres et du management. Cet Observatoire suit l’évolution des cadres. La question n’est plus de savoir qui ils sont, mais quelle est leur fonction, leur rôle dans l’entreprise. La question de leur autonomie est ainsi plus importante, car lorsqu’ils étaient appelés “collaborateurs de la direction”, ils étaient plutôt en état d’allégeance.
L’archipélisation des cadres est principalement due à celle de la classe moyenne. Êtes-vous d’accord avec cela?
Oui, bien sûr. Et cela se complexifie. Au sein de chaque catégorie, se pose de plus en plus la question de la place de la subjectivité dans le travail. C’est particulièrement vrai pour les cadres qui sont, par définition, autonomes et responsables. Ils ont donc le choix : voir ce moment de déliaison des catégories sociales qu’a décrite Fourquet en 2019, comme un risque de repli ou a contrario un nouveau mouvement d’émancipation, ce qui est un risque aussi ! Deux exemples : les accords collectifs sur le télétravail conclus juste après le Covid ont plus parlé de nouveaux droits (“J’ai droit à deux jours de télétravail, à trois jours…”) que des relations entre les salariés, pour savoir ce qui fait ressource pour eux quand ils travaillent ensemble. Ceux sur la mobilité ont fait état de revendications individuelles sur une prise en charge par l’employeur de plusieurs modes de transport. Avant 2020, les entreprises délivraient des contrats de travail avec un contenu le plus général et abstrait pour une même catégorie de métier. Cela a explosé avec le Covid, des cadres étant partis en province, d’autres utilisant le vélo, d’autres reprenant leurs temps de vie en main de manière impérative autour du noyau privé familial… Le RH se trouve face à des revendications très concrètes, elles ne sont plus uniquement professionnellement identifiées, elles sont socialement, territorialement, historiquement, sexuellement identifiées. Arrivera-t-on à mettre la notion du juste au centre? Sinon, on arrivera à une archipélisation cruelle et une individualisation terrible du monde du travail et ce ne sera pas tenable. Sans tomber dans l’individualisation, les organisations collectives doivent répondre à ces revendications subjectives pour mieux prendre en considérations les différents salariés. Les nouveaux accords contiennent des clauses de révision courte, un ou deux ans, ce qui n’était pas le cas avant.
Ne serait-ce pas plus profond que le moment Covid?
Oui. Toute la question est le “travail ensemble”. Malheureusement, cela ne se pense pas comme cela dans les entreprises. Pendant la pandémie, les cadres dirigeants des grandes entreprises ont découvert l’engagement des salariés et leur autonomie. La relation de confiance semblait sortie renforcée. Mais aujourd’hui, les mêmes sont revenus au reporting comme jamais, pour tout contrôler. C’est incompréhensible. C’est le refus de la parole avec les salariés. Pourtant, la parole permet l’altérité et l’efficacité. Pourquoi la parole vraie échoue t-elle dans les murs de l’entreprise? Les lois Auroux ont plus de 30 ans et les espaces de dialogues dans l’entreprise sont toujours une gageure à mettre en place et à faire perdurer
Alors, comment remettre la parole au centre?
Nous pouvons remettre la parole au centre grâce au compagnonnage. Le MCC permet d’accéder à la parole car il n’y a pas de tabou. Mon appartenance à une équipe a été et est toujours très importante pour ma vie professionnelle, quelle que soit la qualité de l’équipe. À l’échelle d’une vie humaine, et de celle de mes enfants, je n’entrevois pas la fin de l’accélération des bouleversements profonds que nous avons commencé à vivre. La parole sera précieuse: elle régénère. Si nous oublions d’accorder du prix aux efforts qu’il faut faire pour apprendre à nous parler collectivement, pour que la personne puisse s’exprimer sur ce qu’elle croit et vit, nous ne saurons pas nous régénérer, nous perdrons les moyens d’agir. Le compagnonnage, à deux comme dans du mentorat, à 10 comme dans une équipe, à 600 000 comme à la CFDT, sont des lieux potentiels de régénération. Sinon, nous vivrons un cauchemar: l’espoir d’avoir des relations humaines de qualité, et avoir perdu définitivement l’outil pour y parvenir! Il y a sans doute une pédagogie de la parole à inventer, comme il y a une pédagogie du discernement qui a été développée. La CFDT Cadres et l’Observatoire des cadres utilisent les hackathons, basés sur une éthique de la contribution avec un haut niveau d’exigence, la parole étant au centre. Ces hackhatons ont donné des résultats, par exemple sur le sujet de la reconversion des jeunes, ou les réformes du temps de travail à préparer. La CFDT Cadres pousse depuis l’idée d’un référent temps dans l’entreprise.
Comment faire du collectif avec de l’individuel?
En prenant des personnes de bonne volonté dans différentes organisations, on fait cause commune. Mais toute la question est de savoir mettre en place les conditions pour que les individus soient en mesure de dire ce dont ils ont vraiment besoin, ce à quoi ils aspirent. Après, très vite, ils prennent conscience que la manière d’agir la plus efficace est celle de la contribution de chacun selon ses talents. Ils font l’expérience de leur lien concret. En lien avec la démarche de régénération du MCC, le mot “cadre” est contesté car très lié au salariat.
Quel mot pourrait le remplacer?
Le mot “cadre” a failli disparaître pour une raison purement financière, les employeurs ne voulant plus verser les cotisations patronales spécifiques. Les organisations syndicales se sont entendues: le mot “cadre” est une fonction. Mais c’est une fonction à risque, contenant une tension, le cadre étant formé pour encadrer, coordonner. Le “professionnel”, lui, n’est pas en tension. Plus personne ne se présente aujourd’hui en disant “Je suis cadre”, mais ce terme décrit nos conditions de vie professionnelles, que nous soyons salariés ou indépendants: une vulnérabilité de ceux qui ont un rang hiérarchique mais qui sont toujours au service du travail des autres, et qui peuvent être pris dans des tentations d’allégeances de toutes sortes. Quant au mot “responsable”, il est trop large, tout le monde est responsable. Les cadres vont vivre la même chose que les ouvriers, une standardisation de leurs tâches, une délocalisation et une déshumanisation avec l’Intelligence artificielle. Ainsi, il me semble trop tôt pour supprimer le mot “cadre” dans le nom du MCC, il est aussi imparfait et vulnérable que celui qui occupe cette fonction !
Propos recueillis par Bertrand Hériard et Sylvie de Roumefort