Bernard Bougon, s.j.
Aumônier national du MCC, philosophe et psychosociologue, associé d’un cabinet de conseil en stratégie d’entreprise
Bernard Bougon, s.j.
Aumônier national du MCC, philosophe et psychosociologue, associé d’un cabinet de conseil en stratégie d’entreprise
analyse
S’enrichir en vue de Dieu : qu’est-ce à dire ?
Ne méprisons pas l’argent, il permet de subvenir à notre quotidien. Recherchons-le, semble même dire Saint Luc dans son évangile relu par Bernard Bougon, mais pour qui, pour quoi ? Jésus convie chacun d’entre nous à convertir notre rapport à l’argent, à exercer notre liberté, à en faire un outil de sanctification.
Au rebours des autres évangélistes, l’argent tient une grande place dans l’Evangile selon St. Luc. Je dénombre 28 passages où il en est question, dont certains sont propres à St Luc, comme la parabole de l’intendant avisé, celle du riche et du pauvre Lazare ou la conversion de Zachée, etc.
Où placer notre confiance ?
Certains exégètes l’ont noté depuis longtemps : « Luc fait de l’argent la pierre de touche de la foi ». Ainsi, les injonctions relatives à l’argent ne sont pas d’abord des injonctions morales ou éthiques, mais des affirmations relatives à la foi. Il ne s’agit pas d’abord de dire ce qui est bien ou ce qui est mal en matière d’usage de l’argent, parole qui serait dans l’ordre de la morale ou de l’éthique, mais d’interroger chacun : en quoi ou en qui places-tu ta confiance ? A cette question nous provoquent des paroles de Jésus comme « Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (12, 34) ou « Aucun domestique ne peut servir deux maîtres… vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (16, 13), …
Avoir plus pour être plus
Question d’hier, qui – aujourd’hui – n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence. Bien au contraire. Des économistes de renom, dénonçant la cupidité comme ressort essentiel de bien des acteurs financiers, nous le font comprendre.
Selon St Luc, face à l’argent, quelles que soient les formes qu’il peut prendre, deux attitudes sont possibles : être riche pour soi ou s’enrichir en vue de Dieu. C’est ainsi que selon la parabole du semeur, le souci des biens étouffe la foi dans les cœurs (8, 14), que les richesses alourdissent (parabole du riche et du pauvre Lazare). Elles détournent de Dieu empêchant d’accueillir le Christ et d’entendre sa parole. Au premier rang de ses adversaires Jésus compte des Pharisiens amis de l’argent (16, 14-15), sans parler de Judas (22, 5-6)… Il en sera de même pour les apôtres qui auront comme ennemis des gens intéressés : Simon le magicien (Ac 8, 18), les maîtres de l’esclave à l’esprit Python (Ac 16, 16) ou les orfèvres d’Ephèse (Ac 19, 23-27)…
Pour l’évangéliste, l’esprit de lucre accompagne et symbolise l’envers de la foi, manifeste l’endurcissement spirituel et représente même une expression du paganisme…
A la source de la confiance
A l’opposé du être riche pour soi, Luc propose au disciple du Christ d’entrer dans la dynamique d’un s’enrichir en vue de Dieu où le rapport à l’argent est d’emblée paradoxal car il s’agit d’être aussi libre que possible vis-à-vis des biens que l’on possède cependant. Cette dynamique de liberté est mise en scène dans l’abandon complet que les premiers disciples font de leurs biens en répondant à l’appel de Jésus (5, 11). Ce geste signifie avant tout qu’ils mettent toute leur confiance dans le Christ Jésus. Geste qui donne corps à la parole : « Nul ne peut servir deux maîtres ». Une confiance placée non dans des biens, aussi nécessaires soient-ils à l’existence quotidienne, mais dans une personne reconnue et confessée comme étant le Fils de Dieu.
Souvenons-nous, Luc a été un compagnon de l’apôtre Paul. Il peut sans doute dire avec lui : « Je sais vivre de peu, je sais aussi avoir tout ce qu’il me faut. Être rassasié et avoir faim, avoir tout ce qu’il me faut et manquer de tout » (Ph. 4, 12). De cette même liberté témoignent ces femmes riches qui assistent de leurs biens Jésus et ses apôtres. (8, 3). Elles participent ainsi à l’annonce de l’Evangile, à la mission du Christ. A cette liberté, à cette même confiance, Jésus appelle le riche notable (18, 18-23). Ce dernier n’osera pas franchir le pas. Malgré toute sa bonne volonté, il reste dans un entre-deux.
Chemin de conversion
Notons cependant que le publicain Zachée même s’il donne beaucoup, même s’il se dit prêt à réparer largement ses torts, ne va quitter pour autant son métier d’intermédiaire financier entre les autorités publiques et le peuple. On peut penser qu’il a eu le souci de l’exercer avec davantage d’équité. Il restera riche. De même, grâce à son argent, le samaritain de la parabole délègue à l’aubergiste le soin de l’homme tombé aux mains des brigands (11, 35). Il poursuit son voyage, promet de repasser. Il ne peut faire plus et cependant il est exemplaire… Liberté par rapport à l’argent qui ouvre à une vraie générosité, porte d’un amour authentique, telle l’obole de cette pauvre veuve dont Jésus s’émerveille.
Dans ces nombreux exemples où l’argent est nécessaire, incontournable même pour vivre, St Luc invite le disciple à fonder sa confiance dans une suite du Christ, qui suppose une vraie liberté par rapport à l’argent. Un argent qui permet beaucoup, qui participe même à l’œuvre de Dieu, à l’édification du Royaume.
Aujourd’hui comme hier, chacun de nous dans sa marche à la suite du Christ peut se sentir tirailler entre ces deux pôles : être riche pour soi ou s’enrichir en vue de Dieu. Toujours les biens nous font entendre une voix qui nous dit : « Ils sont à toi. ». Toujours l’Évangile nous fait entendre la voix du don, du partage, du souci d’autrui, de la confiance, de la liberté,… Toujours l’Évangile nous appelle à faire entrer ces biens dans un mouvement et une dynamique plus large, à les humaniser parce que nous-mêmes nous nous humanisons.
Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013