Jacques Le Goff
Professeur émérite des Universités, ancien inspecteur du travail
Jacques Le Goff
Professeur émérite des Universités, ancien inspecteur du travail
analyse
La valeur travail se porte bien
Après plusieurs décennies de controverses sur la fin du travail et malgré l’émergence de la question de l’allocation d’un revenu universel pour chaque citoyen sans nécessité de justifier une recherche d’emploi ni de travailler en échange à la faveur des débats électoraux récents, la valeur travail revient en force : c’est la conviction de Jacques Le Goff. Il explique pourquoi, en écho à son livre
.Contrairement à ce qui se dit çà et là[1], tout indique que la valeur travail non seulement résiste mais reprend des couleurs dans un décor certes blafard si l’on considère les 3,5 millions de chômeurs « officiels » dont deux en chômage de longue durée, en réalité près de 6 millions. Quelques manchettes récentes du Monde l’attestent : « La valeur travail, un enjeu de société », « Pas de bonne vie sans travail », « La valeur travail épargnée par la crise », « Le retour de la valeur travail ».
Trois raisons expliquent ce regain
La situation économique qui, en le raréfiant, en a accru la valeur ; la détérioration de son contenu depuis les années 1990 avec toutes les maladies du stress qui confèrent une nouvelle urgence à la question de son sens ; enfin, l’absence de candidat de remplacement crédible dans sa fonction centrale d’intégration sociale. Il reste l’un des grands vecteurs de citoyenneté.
Rien de plus révélateur du changement en cours que le souci de l’aborder autrement que par le négatif. À preuve, cette autocritique de François Chérèque, alors secrétaire général de la CFDT, au terme d’une enquête dans le monde du travail : « N’ai-je pas une vision de leur situation plus négative que ces salariés ? […] C’est une leçon de vie pour un syndicaliste comme moi, parfois enclin à noircir le tableau… »[2]. Et un autre responsable cédétiste d’abonder : « Dans notre projet, le travail n’est pas seulement envisagé sous son aspect de contrainte, de source de mal-être ou de souffrance. Nous voulons aussi le traiter dans sa dimension positive, au travers des satisfactions qu’il peut apporter »[3].
Heureux mais non satisfaits !
Ce vrai retour en grâce n’est cependant pas sans réserver quelques surprises. Car si les sondages mettent en évidence « une impressionnante progression de la valeur travail depuis le début de la décennie 2000-2010 », 74 % des actifs se déclarant, en 2011, « heureux » ou « très heureux » au travail, dans le même temps, la France est au dernier rang des pays de l’OCDE du point de vue de la satisfaction au travail. Heureux mais non satisfaits ! Une manière de dire : nous sommes contents mais pas autant que nous le devrions.
Un point de vue qui s’expliquerait par un attachement à la valeur travail plus fort dans notre pays qu’à l’étranger avec le risque corrélatif d’une déception d’autant plus vive que le management laisse à désirer.
Curieux travail qui construit et peut aussi détruire et souvent dans le même mouvement ! Dans ces conditions, on n’est pas étonné de découvrir qu’une majorité (74 % également !) souhaite la diminution de sa part dans l’existence. Il ne constituerait une « priorité » que pour 12 % d’entre eux… Important, il l’est certes mais sans constituer le tout de l’existence !
Une vision somme toute raisonnable ouvrant la perspective à la fois d’une vie mieux équilibrée pour les actifs et d’une possible solidarité à l’égard de ceux qui ne le sont pas ou plus à leur corps défendant, les chômeurs. Mais sous condition de solidarité effective, c’est-à-dire un tant soit peu coûteuse, de la part des titulaires qui ne peuvent plus espérer cumuler la réduction du temps de travail qui s’imposera à terme, et le maintien de la rémunération sauf invention de nouveaux modes de redistribution de la valeur ajoutée.
Une réhabilitation du travail
Il y a dans cette réhabilitation du travail comme la preuve de l’irréductibilité de sa dimension humaine. Quoi qu’on fasse pour la réduire ou la nier, elle ne cesse de s’imposer comme une protestation contre son escamotage. C’est la conclusion à laquelle avait aussi abouti Elton Mayo dans son étude pionnière du taylorisme au sein des usines Hawthorne au cours des années 20. Il n’a jamais été démenti.
Toute tentative pour ramener le travail à une grandeur abstraite (tant d’énergie, tant de minutes, tant de valeur économique…) est a priori vouée à l’échec, pour la bonne raison qu’il n’est pas qu’un simple facteur de production indéfiniment malléable, une marchandise relevant de l’ordre de la quantité et de la rentabilité.
L’économie du travail et les pratiques gestionnaires de management vont devoir tenir compte de cet irréductible du travail dans ses fonctions expressive et socialisatrice.
Et cette perspective ne devra pas être oubliée dans la discussion en cours sous l’horizon des ordonnances sur le droit du travail. Qu’il s’agisse de flexibilité, de citoyenneté ou de solidarité, l’urgence est à l’élaboration d’une véritable politique du travail par les voies législative et conventionnelle.
[1] Christophe Dejours (La Croix, 27 février 2017) ou Raphaël Liogier dans Sans emploi, Les liens qui libèrent, 2016.
[2] Patricia, Romain, Nabila et les autres, François Chérèque. Albin Michel, 226 p., 2011
[3] P. Maussion, CFDT Magazine, juin 2011, p. 7. On pourrait aussi citer l’écrivain italien Pennacchi déclarant à propos de son roman Mammouth : « L’usine n’est pas seulement le locus infernalis de Virgile. Elle est aussi et surtout un lieu d’humanité auquel il faut restituer une dignité », L. Levi, 2013