Henri Bussery
Ancien aumônier national
Henri Bussery
Ancien aumônier national
analyse
Le prix de la gratuité
Le gratuit a sa place dans la vie hors profession ; mais en est-il de même dans l’entreprise ? Tel était le thème du dernier week-end des jeunes professionnels en région parisienne. Henri Bussery, ancien aumônier national, a ouvert pour les participants quelques pistes de réflexion.
Le prix de la gratuité ? Etrange alliance de mots ! Ne convient-il pas plutôt de distinguer les genres : d’un côté ce qui a un prix, s’achète, de l’autre ce qui est gratuit ? Mais la vie ne nous invite-t-elle pas à tenir les deux ensemble ?
La joie ne s’achète pas
Le « gratuit », c’est le temps donné, le service rendu, ou l’argent remis sans contrepartie économique. C’est le plaisir du sport, d’une activité ludique, la joie de chanter, de jouer ou de voir une pièce de théâtre. Le gratuit, c’est une qualité de relations sans calcul, l’amitié, l’amour, qui ne s’achète pas ! Et ce gratuit est précieux, essentiel même pour vivre. Le gratuit, c’est une activité de solidarité, une aide à un pays ou à un groupe, ou encore une aide bénévole à une entreprise fragile.
Mais ce gratuit, qui donne saveur et sens à la vie, il se vit hors profession. A-t-il sa place dans l’entreprise ? La loi de l’entreprise n’est-elle pas : résultats, compétitivité, concurrence ? Dans l’entreprise la performance, et dehors la précieuse gratuité ?
Le jeu du gratuit et du calcul économique
La relation entre le gratuit et ce qui se compte, ce qui a valeur économique, est plus complexe.
Remarquons d’abord que l’entreprise qui veut donner à l’extérieur une image positive d’elle-même utilise précisément des « valeurs de gratuité ». Une firme sponsorise une équipe sportive, crée une fondation humanitaire. Ce faisant, elle rend hommage au « gratuit » du sport, de l’aide humanitaire. Mais elle attend un retour sur investissement : améliorer son image de marque est un élément de sa stratégie de marketing.
Le marketing interne de l’entreprise appelle la même remarque : des relations sociales pas trop tendues, une organisation participative, une formation largement dispensée créent une bonne image de l’entreprise dans le personnel, facilitent l’adhésion à un projet d’entreprise et finalement la compétitivité de l’entreprise.
Ainsi tout ce qui peut être « gratuit » à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise peut aussi être présenté comme économiquement rationnel. Par exemple, tel grand groupe industriel, amené à réduire ses effectifs sur un site, aura une politique sociale dans deux directions :
— à l’intérieur, elle aide les projets personnels de ses employés qui veulent créer une entreprise, apportant formation, conseil, financement ; ainsi, malgré la réduction d’effectif, elle maintient un bon climat favorable à la production.
— à l’extérieur, elle aide à la création d’emplois sur le site, en concertation avec des collectivités locales, les entreprises existantes, les créateurs potentiels ; elle apporte subventions pour les emplois crées, prêts intéressants, conseils techniques. En retour, elle pourra réaliser immédiatement les gains de productivité permis par ses nouveaux équipements automatisés et licencier du personnel sans susciter des blocages venant du maire, du conseil général, blocages qui obligent à suspendre les plans de licenciements et qui coûtent cher… Dans la durée, le climat de confiance entretenu avec les autorités et les entreprises locales permettra des échanges de services intéressants pour tous ; la bonne image de l’entreprise facilitera les opérations ultérieures. Le « Social », gratuit d’apparence, se révèle un bon calcul économiques…
Faut-il alors crier à la récupération ? Se défier de toute méthode nouvelle de management donnant plus d’initiative, de responsabilité, et même de plaisir à travailler, car finalement il s’agit de mieux « mobiliser les ressources humaines » pour des intérêts économiques ?
S’il convient de n’être pas naïf, il est trop facile de tout juger en bloc. D’abord, d’obtenir une meilleure compétitivité présente souvent l’intérêt humain de maintenir en vie une entreprise, donc des emplois. Ensuite, ce qui est acquis grâce à des méthodes participatives n’est peut-être pas entièrement « récupérable » : la démocratie industrielle a un intérêt économique, c’est sans doute aussi un progrès dans la démocratie tout court ; l’habitude de l’initiative dans l’entreprise peut favoriser l’initiative dans la cité.
Enfin il ne faut pas sous-estimer le gain que représente le passage d’un calcul économique à courte vue (licenciements « secs », pas de « temps perdu » dans des palabres ou des informations inutiles, le minimum de formation aujourd’hui nécessaire,…) à un calcul économique plus élaboré prenant en compte le moyen terme, les coûts sociaux de l’entreprise, les échanges avec l’environnement. Ce « gratuit » qu’on pu représenter aux yeux de certains une meilleure formation du personnel, une information descendante et ascendante, après coup il apparaît économiquement justifié, mais il a fallu que des gens se battent pour le promouvoir, et ces pionniers étaient jugés comme des idéalistes qui confondaient entreprise et société de bienfaisance ; avant que l’on s’aperçoive que ce « gratuit » avait du prix pour l’entreprise, souvent il a représenté un coût personnel pour ceux qui le promouvaient et s’en ressentaient parfois dans leur carrière. La gratuité a un prix à payer…
Ne craignons donc pas de jouer à ce jeu du gratuit et du calcul économique, en cherchant à promouvoir des conditions de travail et des relations avec l’environnement plus humaines et en montrant que l’entreprise a intérêt à le faire. Mais dans ce jeu il faut rester conscient de ne pas se laisser prendre à subordonner totalement le gratuit à l’économique, à l’intérêt. Sinon nous tombons dans une perversion de la raison, dans l’idolâtrie.
La rationalité économique ne peut pas tout régir
Admettre que la rationalité économique doit tout dominer, c’est tomber dans une perversion de la raison.
Il y a une tendance chez l’homme à vouloir se donner une vue unifiée du monde, une explication unitaire, et corrélativement un axe simple d’action et de progrès. Avoir à sa disposition une telle clé de lecture, un axe pour avancer, c’est plus reposant que l’interrogation, voire le désarroi devant le mystère de la vie, devant ce qu’on ne sait pas maîtriser. Aussi, ceux qui sont capables de donner une vision unitaire rassemblent les foules, ils rassurent et dynamisent. Prenons un cas extrême : le nazisme, avec l’exaltation de la race, a rassemblé et dynamisé ! Bien sûr, mettre au premier rang la race, c’est tomber dans l’irrationnel, même si l’on sollicite des arguments scientifiques d’apparence. Mais la raison peut se pervertir aussi en démissionnant devant une rationalité particulière qui se présente comme absolue : la rationalité économique. Une rationalité particulière prise comme rationalité englobante –- pour l’entreprise, mais aussi pour des relations entre États, entre personne, dans la famille – devient une perversion de la raison. La raison doit justement reconnaître les limites de la rationalité économique, de la rationalité scientifique (mathématique, physique). Je crois qu’il y a une tentation de ce côté : l’économique comme seul critère, comme fondamental, et le reste – vie de relations, activités « gratuites » – pouvant s’y ramener ou devant s’y soumettre.
Gardez-vous des idoles
En termes religieux, considérer une rationalité particulière comme un absolu, c’est adorer une idole. Une idole à laquelle il faut sacrifier : il faut être rentable économiquement, sinon malheur à vous ! Une idole meurtrière : ceux qui ne peuvent pas suivre sont éliminés, ils n’ont plus de valeur… Est-ce caricaturer que décrire ainsi notre monde ?
Toute la tradition biblique nous met en garde contre les idoles, ces néants qui prétendent donner vie alors que la vie vient du vrai Dieu, cette rationalité économique qui prétendrait régir le monde, presque lui donner une finalité, alors qu’heureusement le monde vit par création, par gratuité. En entrant dans cette tradition biblique – refus du veau d’or, d’une image de Dieu que je pourrais m’asservir – je suis libéré du faux absolu qu’est devenue la rationalité économique.
Cela ne signifie pas que je vais me dispenser d’être efficace, mais je ne fais pas de l’efficacité économique une idole, la valeur suprême, l’axe de ma vie. Je suis libre et du coup sans finalité évidente, sans orientation obligatoire pour donner sens à ma vie. Que nous propose la tradition biblique ? Le sens vient-il du calcul ou du don ?
De la Genèse à la révélation de Jésus
En Genèse 1, Dieu crée par sa parole. Un refrain scande le récit : « Dieu vit que cela était bon », sept fois, et la septième, après la création de l’homme et de la femme : « Dieu vit que cela était très bon ». Ce refrain donne à l’ensemble un climat non pas de calcul, d’utilité, d’intérêt, mais d’admiration, de gratuité, de joie pour autrui. Certes on peut dire que la parole « Dieu vit que cela était bon » se rapporte à l’homme appelé à cultiver la terre, la dominer ; c’est effectivement une partie du message ; mais après les six jours de création inaugurale vient le septième, où Dieu arrête son œuvre. _ Après le temps d’activité, c’est le sabbat, temps de repos et de contemplation. Voilà le modèle donné à l’homme, image de Dieu. Le sabbat, c’est le temps de la reconnaissance du don reçu, le temps de l’action de grâces, prière fondamentale des psaumes. Et Paul rappelle à ceux qui se gonflent de leur activité propre : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Cor 4,7).
Le comportement de Jésus nous éclaire sur « le prix de la gratuité ». Ce n’est pas par intérêt qu’il agit, parle, guérit. Ce qu’il fait est don gratuit, grâce, don précieux : c’est le « salut », la vie retrouvée pour ceux qu’il relève, à qui il pardonne. Et en même temps ce gratuit précieux qu’il offre lui coûte : tandis qu’il guérit, ses ennemis tiennent conseil pour le perdre (Marc 3,6). Par son œuvre de pardon, de recréation, il dérange ceux qui veulent se réserver la justice, s’approprier les bénédictions reçues. Jésus aime les siens jusqu’à l’extrême (Jean 13,1), jusqu’à mourir de la main de ceux qui refusent son offre de vie renouvelée. La grâce donnée a un prix.
Sur les chemins du Christ aujourd’hui
L’œuvre de Jésus éclaire notre route. Le gratuit qui nous attire, c’est ce qui fait vivre, au quotidien et dans les moments plus importants : une qualité de relation et de confiance, un amour, un don sans mainmise sur le bénéficiaire, un choix pour le respect de la dignité des gens… Cet esprit de gratuité se heurte parfois à une rationalité économique présentée non seulement comme « incontournable » mais comme essentielle. Mais ne confondons pas les contraintes avec les finalités ! Heureusement, des signes nous sont donnés que le gratuit fait bouger, débloque des situations, fait avancer même l’économie ! N’en est-il pas ainsi de bien des initiatives considérées d’abord comme uniquement sociales mais qui sont aussi bénéfiques pour l’économie ? Heureusement, il y a eu des gens, syndicalistes et patrons, pour oser promouvoir des progrès sociaux – protection sociale, expression des salariés, formation, la confiance dans les partenaires, l’aide aux partenaires locaux… – avant que ce ne soit reconnu comme un bon calcul économique, et ils l’ont fait souvent à travers un combat, en prenant des risques, en payant « le prix de la gratuité ».
Bien sûr, ces signes ne donnent pas tout de suite des règles de conduite. En chaque situation, il me faut discerner ce qui est en jeu, ce qui est possible, ce que je peux faire. Mais je sais – je crois – que la rationalité économique du moment (il y a des modes successives, les idoles doivent être renouvelées, comme n’importe quel produit !) n’est pas le critère absolu, et que la gratuité – reflet de la grâce – a sa place aussi dans l’entreprise. Elle aussi en effet est de cette « création en attente » qui, nous dit Saint Paul, aspire à la révélation des fils de Dieu ; si elle fut assujettie à la vanité… c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». L’entreprise fait aussi partie de la création qui « jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement » (Romains 8, 19-22).
Introduire dans l’entreprise le « gratuit » auquel nous tenons, en y mettant le prix, ce peut être une manière d’aller sur les chemins du Christ, d’entrer à sa suite dans son mystère pascal de vie offerte qui porte du fruit pour la vie du monde.
Extraits de Responsables n° 202, janvier 1989