Jean-Claude Larrieu
Directeur des Risques, des audits, de la sécurité et de la sûreté de la SNCF et membre du comité de direction générale de la SNCF
Jean-Claude Larrieu
Directeur des Risques, des audits, de la sécurité et de la sûreté de la SNCF et membre du comité de direction générale de la SNCF
témoignage
En entreprise, un respect qui espère la croissance de l’autre est notre dette la plus fondamentale
Aux côtés d’Elena Lasida, professeur d’économie à l’Université catholique de Paris, et de Véronique Fayet, ancienne présidente du Secours catholique-Caritas France, Jean-Claude Larrieu, directeur des Risques, des audits, de la sécurité et de la sûreté de la SNCF, était invité à la table ronde du Congrès de Nantes animée par Jérôme Chapuis, directeur de la rédaction de La Croix, autour du thème « Le soin au cœur de notre travail ». Il a expliqué ce que signifie pour lui, en tant que dirigeant au sein d’un grand groupe, la proposition du pape de « faire du travail un soin ».
Notre expérience nous enseigne que le travail peut causer du bien ou du mal à celui qui le fait et certainement aussi à ceux pour qui nous travaillons. Une part importante de la prévention des risques psychosociaux repose sur une approche plus durable de l’organisation du travail, sur une explicitation du rôle attendu des managers et sur une responsabilisation des collectifs. Trois enjeux résonnent,
à mon sens, de façon particulière pour des cadres chrétiens.
Donner le sens
C’est plus ou moins difficile selon le moment et l’entreprise, a fortiori dans une grande structure où le sens peut se « perdre » entre les multiples étages… Le sens apparaît clairement dans les situations limites, quand la vie ou la raison d’être de l’entreprise sont en jeu. Beaucoup d’entre nous ont vécu de tels moments au début du Covid, à la fois sur la relation au travail et sur les relations entre nous. À la SNCF, nous vivons périodiquement des crises qui nous font revenir aux fondamentaux, dans lesquelles le collectif accomplit en deux jours ce qui aurait pris deux mois. Deux exemples récents sont éclairants. En octobre 2020, après les inondations de la vallée de la Roya, les cheminots sont revenus localement aux débuts du chemin de fer, lorsque le transport routier n’existait pas. Ils ont désossé en quelques
heures un autorail qui a acheminé pendant deux mois personnes et marchandises, et ont inventé des règles de sécurité qui n’existaient pas.
En mars dernier, quand les réfugiés d’Ukraine ont afflué, la question majeure n’était plus de faire du chiffre d’affaires puisqu’ils voyageaient gratuitement mais de transporter des femmes et des enfants qui avaient tout perdu, de les accueillir dans des conditions correctes et de leur permettre de reprendre souffle. Des initiatives multiples se sont développées en un temps record: la réouverture de la brasserie de la Gare de l’Est, les annonces en ukrainien ou l’adjonction d’une rame TGV supplémentaire pour Barcelone.
Quand la vie n’est plus en jeu, il faut arriver à garder ce sens que le travail est pour la vie, pour entretenir et faire grandir la vie. Les chrétiens devraient être des porteurs du sens, parce qu’ils sont élèves du “Maître du sens”, qui est chemin, vérité et qui est la Vie.
Poser les limites
Quand j’avais 40 ans et que je commençais à trop travailler, un ami moine m’a dit : « l’entreprise, c’est : manger, la famille c’est : aimer. Ne confonds pas ». Evidemment c’est réducteur et l’entreprise, quand elle sert la collectivité, c’est plus que « manger ». Mais il a eu raison de me dire cela, car je courais le danger de trop miser sur mon travail.
Poser les limites pour soi-même et pour les autres peut nécessiter du courage quand le cadre de travail est très dégradé. Cela demande un engagement personnel pour dire les choses, de façon nette, pour éviter de laisser nos collègues attendre de l’entreprise ce qu’elle ne peut pas donner tout en leur permettant d’occuper leur place. Les chrétiens sont normalement prévenus contre le culte des idoles, ils savent qu’il faut choisir entre la vie et la mort, et ils doivent aider leurs collectifs de travail à poser les limites.
Soigner l’usage souvent pathologique du temps
Certains dirigeants d’entreprise développent un rapport au temps pathogène, qui imprègne ensuite la culture d’entreprise. Là encore, peser soi-même et bien faire peser aux autres, à quel coût humain s’achète le raccourcissement des délais des tâches et des projets peut nécessiter du courage. Je le dis d’autant plus aisément que je n’étais pas le plus lucide sur le sujet quand il y a 20 ou 30 ans. Si le facteur temps peut avoir une importance stratégique pour lancer un produit ou traiter une crise, il faut veiller à ce que ne soit pas pour tout, tout le temps, et surtout pour les mêmes. Sinon, on crée les conditions de l’épuisement professionnel.
Là encore, il me semble que notre foi nous éduque à un rapport plus sain au temps. « Le temps est supérieur à l’espace » affirme le pape. Nous voyons beaucoup d’entreprises essayer de conquérir implantations commerciales, volumes, chiffre d’affaires… Bref, l’espace. Combien sont capables de relire leur histoire pour prendre des orientations mûrement pesées ? Ou simplement de mesurer ce qui est réellement efficace dans leurs processus d’accélération ?
En conclusion, l’attente la plus primordiale, susceptible de prendre soin de nos collaborateurs, me paraît être simplement celle du respect attentif de chaque personne, un respect qui espère la croissance de l’autre. C’est la « dette » la plus fondamentale que nous avons les uns envers les autres. Les chrétiens peuvent la vivre car ils expérimentent d’être traités par leur Créateur avec un respect et une attention infinis.
Le podcast de la table ronde est disponible sur le site Passeurs d’avenir