Romain Subtil
Comité de rédaction
Romain Subtil
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reportage
Révolution en cours à la « Station F »
‘F’ comme Freyssinet, l’ingénieur qui l’a conçue, mais surtout comme freedom (liberté), founders (fondateurs), fellow (camarade)… Ancré dans la langue anglaise, le nom du lieu est aussi énigmatique que porteur de belles promesses. Dans cette ruche fondée par Xavier Niel, le patron de l’opérateur Free qui y a investi 250 millions d’euros, les abeilles travaillent avec un pollen particulier : l’intelligence artificielle. Visite guidée.
À l’intérieur de cette halle de l’est parisien autrefois gérée par la SNCF et inaugurée au mois de juin par le président de la République, plusieurs centaines de start-ups inventent le travail de demain. Le numérique est leur credo mais, comme les autres entreprises, elles ont besoin d’un environnement physique favorable pour leur croissance. Après avoir été rigoureusement sélectionnées, elles bénéficient des infrastructures de la Station F et d’un appui en termes de conseil et de financement. À proximité d’autres « jeunes pousses », elles peuvent collaborer, confronter leurs idées, innover ensemble, demander des financements.
Parmi elles, The place to coach. « Comme tous les « start-upers », on a envie de changer le monde », affirme Timothée Ferras, son président. Son métier, le coaching, permet aux salariés comme aux entrepreneurs d’« aller mieux » dans leur vie professionnelle : mieux se connaître, résoudre les conflits, libérer la parole de chacun… Dans ce cadre, il propose à ses clients les services de coachs professionnels certifiés, formés à l’écoute active, dans un climat de neutralité et de bienveillance. Timothée Ferras se réfère au philosophe Socrate, maître dans l’art de faire accoucher les solutions que l’on porte, inconsciemment, en soi.
Émanation d’un important cabinet de conseil en ressources humaines, la start-up jouit d’un statut juridique qui lui permet de lever des fonds plus rapidement. Surtout, grâce au numérique, elle s’adresse non seulement aux managers, mais à tous les salariés. Comment ? Par l’emploi des algorithmes, chacun peut ainsi trouver le coach personnel qui lui convient le mieux. L’opération commence, au sein d’une entreprise regroupant plusieurs centaines ou milliers d’emplois, par la diffusion d’un questionnaire dont les résultats diront quelle est la personne avec laquelle tel ou tel salarié a le plus d’affinités ! Une rencontre peut s’ensuivre et éventuellement susciter l’entraide de deux salariés, qui s’ignoraient jusqu’alors, l’un servant de coach à l’autre. Ces possibilités, qui renouvellent les rapports humains dans l’entreprise et permettent un meilleur déroulement des carrières, intéressent des groupes de dimension internationale : BNP Paribas, la Poste, et bien d’autres acteurs. Bruno Million-Brodaz, directeur du développement de The place to coach depuis 3 mois, espère pour sa société une croissance aussi rapide que les algorithmes proposés à ses clients. Pour autant, lui et Timothée Ferras comprennent les réactions contrastées que suscite cette forme d’intelligence artificielle. « Les nouvelles technologies ne devraient pas être ce veau d’or devant lequel on se prosterne trop facilement » prévient le second. « Elles sont comme une arme, ajoute Bruno Million-Brodaz, leur utilisation ne peut être soumise à n’importe quelle finalité ».
Le Big Data, cette immense masse de données disponibles sur les individus et que seules les machines peuvent traiter, est neutre. Son exploitation en revanche ne l’est pas : il revient aux hommes d’en décider ce qu’ils en feront. Dans le secteur bancaire par exemple, des tâches répétitives peuvent être assurées par les outils mis au point par l’intelligence artificielle (IA), dont on est dit qu’elle est alors « faible ». La version « forte » est celle où les programmes seront en situation de responsabilité, capables de prendre des décisions autonomes. Tous les secteurs sont menacés : la production bien sûr, avec la robotisation, déjà ancienne, mais aussi la banque, la justice, la médecine, etc. La crainte de destruction d’emplois est légitime, nul ne peut dire si celle-ci sera compensée par les besoins nés de l’IA. Timothée Ferras se montre plutôt confiant. « Le ministère du Travail et le secrétariat d’État au Numérique travaillent vraiment ensemble, pour éviter qu’une fracture numérique ne se dédouble de la fracture sociale qui lui préexiste », se réjouit-il. L’accès aux compétences se joue en effet dès l’école, avant l’âge de l’université. « Même si par la rencontre des générations et ce qu’on appelle par exemple le reverse mentoring, des jeunes sont capables d’enseigner leurs aînés » explique encore l’entrepreneur. Les MOOC, cours en ligne ouverts à tous et gratuits, peuvent aussi favoriser la formation permanente de chacun. « Néanmoins, ces possibilités ne seront utiles que si chacun est rendu acteur de sa formation, y compris les moins qualifiés. La démocratisation permise par l’intelligence artificielle n’advient que si chacun est conscient du droit à la formation dont il dispose, via le compte personnel de formation », avertit-il.