Bertrand Ballarin

analyse

Responsabiliser tous les échelons de Michelin

La gouvernance par les nombres (A. Supiot, 2015) comme le management par les dispositifs (M.-A. Dujarier, 2016) sont en train de s’imposer à l’échelle mondiale. Voici une analyse des conséquences qu’en donne Bertrand Ballarin chargé, il y a quelques années, de piloter une démarche de responsabilisation des équipes de fabrication après l’adoption du Lean management par toutes les usines du groupe Michelin.

La rédaction : Plus les chaînes de commandement se durcissent et plus les gens se déresponsabilisent. Les membres du MCC se demandent où est leur marge de manœuvre. Avant d’évoquer cette question, pourriez-vous parler de votre expérience, notamment chez Michelin ?

Bertrand Ballarin : Après des études littéraires et de sciences humaines, j’ai eu deux carrières. Une première de 30 ans en tant qu’officier dans l’armée de terre puis une seconde pendant 15 ans chez Michelin. J’ai connu mes premières responsabilités de commandement à un moment “post 68” où l’armée de terre avait été traversée par un fort courant de contestation dans les rangs des appelés du contingent. Le chef d’état-major de l’époque s’était attaché avec une grande intelligence à remédier à la crise du commandement. J’ai eu la chance de pouvoir contribuer à la mise en œuvre de solutions qui devaient susciter la motivation à travers la participation. Toute ma vie, j’ai continué à passer mes expériences successives au crible de cette première expérience. Chez Michelin, j’ai dirigé deux usines, la première qui devait fermer – une grande fierté de ma vie est qu’elle existe toujours -, la seconde en Chine, avec un problème de performance industrielle. Michelin m’a ensuite demandé de travailler sur une démarche de responsabilisation des équipes de fabrication du groupe en soutien de l’excellence opérationnelle. Au même moment, on m’a confié la responsabilité des relations sociales du groupe. Je souligne volontiers le lien fort qui existe entre ces deux responsabilités: travailler sur la responsabilisation, c’est travailler sur le climat social. Je suis parti à la retraite en 2018. J’ai toujours évité la posture du consultant, mais je m’implique volontiers dans des groupes de réflexion pour un travail pour qui n’abîme pas l’homme ; c’est ce qui m’a animé toute ma vie.

C’est la question du MCC depuis 120 ans ! Comment Michelin est passé de cette standardisation par Lean management à de nouvelles méthodes de management ?

L’approche responsabilisante n’était pas une nouveauté chez Michelin. Il y avait eu une première tentative mais mise en sommeil en 2004-2005. Entre 2005 et 2011, le système de production Michelin Manufacturing Way mis en place dans les usines du groupe a permis de devenir plus efficace. Mais on en a vu les effets pervers en termes psychologiques. Et notamment sur deux populations : les ouvriers et le management de
premier rang.
En 2011, les dirigeants de l’époque ont compris, grâce aux visites d’usines qu’ils effectuaient tous les mois, qu’il fallait arriver à enrichir le système de production en donnant des marges de manœuvre aux ouvriers “qui en savaient plus” que la direction sur les problèmes de leurs pratiques, comme le disait Édouard Michelin
entre les deux guerres.

L’automaticité laisse peu de place aux initiatives des gens eux-mêmes. Peut-on l’humaniser ?

Sans briser le machinisme, ce qui serait peine perdue, l’objectif était de restituer à l’homme, quel que soit son métier, une certaine possibilité de créativité et de responsabilité, donc de restauration de sa dignité pleine et entière de “roseau pensant”. L’idée toute simple a été de permettre aux ouvriers de s’occuper par eux-mêmes d’un maximum de prises de décision et de résolutions de problèmes. Ce que nous avons cherché à organiser, c’est un transfert de responsabilité, dans ces deux domaines, de ce qu’on appelait la structure usine (management et techniciens) vers les équipes de fabrication elles-mêmes.

Comment accueillez-vous ces jeunes formés et formatés par les grandes écoles françaises ?

Ce qui m’a frappé chez Michelin, c’est la procédure de recrutement. Il existe une sorte de rituel : quel qu’il soit, le “recruteur” raconte sa vie. J’en ai moi-même fait l’expérience lors de 10 entretiens ! Le jeune ingénieur se retrouve, à travers ces récits, face à un lent apprentissage et découvre que l’essentiel a été appris “en marchant” par tous ces gens diplômés en situation de réussite. C’est pour lui une leçon d’humilité. Le recruté devait ensuite effectuer un “stage ouvrier” de 3 semaines. On se retrouve donc ouvrier en 3×8. Je l’ai fait alors que j’étais un colonel de 50 ans… Les ouvriers jouent le jeu. Cette expérience permet de casser la croûte de certitudes, d’assurance que l’on peut avoir lorsque l’on sort de formation ou qu’on croit avoir tout appris sur tout.

Des consultants sont-ils nécessaires ? À quoi peuvent-ils servir selon vous ?

Je pense qu’il y a des situations dans lesquelles il est utile et nécessaire de faire appel à des spécialistes. Mais je ne veux pas que l’on réfléchisse à ma place. L’entreprise a pris l’habitude de sous-traiter à des sociétés de conseil des réflexions fondamentales sur son identité, sa culture, son système de management. C’est là que je vois un problème. Le risque de ne pas penser ces choses par soi-même, c’est d’engager des transformations sans avoir acquis une compréhension initiale suffisante des notions en cause, alors même qu’elles peuvent avoir des conséquences fortes sur le plan humain et social. C’est aussi d’adopter des formules toutes faites sur des questions identitaires majeures, alors même qu’on ne cesse de nous parler de “l’ADN” de l’entreprise.

Nous voyons le retour du taylorisme et à l’échelle mondiale.

Oui, à l’échelle mondiale et susceptible d’atteindre toute personne, quel que soit son niveau d’instruction et de responsabilité. Le seul moyen d’y résister est la réflexion. Le temps de la réflexion va devenir difficile à prendre à cause de l’accélération des processus, certes, mais tout le monde sait qu’on trouve toujours le temps pour ce qui nous importe. “L’accélération du monde” m’a toujours paru un prétexte commode pour ne
pas se livrer à cette exigeante et austère pratique de la réflexion.

Ceci est un point important pour le MCC. Notre Congrès de 2016 s’appelait “Accélérer, jusqu’où ?”

Dans mon discours de départ, en 2018, j’ai résumé ce que j’ai essayé d’apporter à Michelin : la capacité d’être une entreprise qui travaille plus vite avec des salariés qui travaillent plus lentement. Plusieurs sont venus me voir, un peu choqués : “Mais il faut que tout le monde accélère, autrement nous serons déclassés !”. Pour réfléchir, il faut ralentir, mais réfléchir, c’est travailler. C’est une idée que l’on a de plus en plus de mal à faire
passer. C’est le triomphe de l’acte réflexe sur la réflexion, et c’est vrai aux niveaux les plus élevés. Traiter isolément un problème, c’est facile mais ce n’est pas efficace. Tout problème s’intègre dans une combinaison de problèmes qui ramène à une combinaison de questions dont on ne sort que par la réflexion. Tout le monde est capable de réfléchir. L’ouvrier qui est en face d’un aléa de fabrication peut réfléchir. La production s’en
portera mieux si on lui en laisse le temps et lui en donne l’autorisation.

 

Propos recueillis et synthétisés par Bertrand Hériard et Syvie de Roumfort

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