Christian Comeliau

Docteur en droit, docteur en sciences économiques et spécialiste de l’économie du développement

Christian Comeliau

Docteur en droit, docteur en sciences économiques et spécialiste de l’économie du développement

analyse

Soif d’idéal, tout n’a pas un prix

Comment comprendre en quoi c’est la conception de l’homme et de la société qui est en jeu dans ce monde si fortement dominé par l’économie et la relation marchande ? Comment cette relation peut-elle être remise au service de l’homme et de la société ? Qu’est-ce qu’une demande non solvable et comment y faire face ? L’homme n’est pas qu’un vendeur ou un client, ni même un individu dans une société. II est aussi appelé à la transcendance, au dépassement… C’est avec toute son expertise que Christian Comeliau tente de répondre à ces questions dans un exposé aussi riche que pédagogique.

L’argent est d’abord un instrument d’échange, mais il devient par là aussi instrument de calcul (prix) et un instrument de réserve de pouvoir d’achat. Enfin, plus largement, il constitue un instrument de pouvoir… L’échange se trouve considérablement intensifié par le phénomène de mondialisation : formation d’un système économique mondial, marchandisation de plus en plus large, globalisation, financiarisation. Le rôle de l’argent devient donc de plus en plus considérable et risque même de devenir un critère totalitaire. En toutes, hypothèses, il conditionne fortement la structure sociale, les relations sociales et les relations de pouvoir. Cette soumission de l’homme et de la société à l’économie doit être fortement critiquée…

La richesse est proposée comme une réponse au désir de chacun d’être plus. Désir d’épanouissement, de progrès pour l’homme et la société. Mais il est facile de passer très vite et par glissement du désir d’être au désir d’avoir. Et l’on perd le sens de la richesse, en effet, la richesse-argent, au sens de l’acquisition de l’avoir, n’en est qu’une forme parmi d’autres. Ne parle-t-on pas de la richesse d’une personnalité, sans aucune référence avec sa fortune ? Ou des richesses naturelles d’un pays en termes de matières premières certes, mais aussi de traditions ou de cultures, qui ne sont pas nécessairement de l’argent ?

Croissance indéfinie ?

Dans mon dernier livre, je suis parti en guerre contre l’idée de la croissance indéfinie comme critère central de l’économie. J’ai eu l’occasion de discuter de cela avec des économistes indiens. L’Inde est fière, à juste titre, de ses performances de croissance dont je suis le premier à dire qu’elle en a besoin aujourd’hui. Mais ma question reste cependant : où allez-vous si vous considérez que cette croissance doit être indéfinie ? Qu’allez-vous faire dans le long terme ? Mais cette question n’a pas été bien comprise. L’augmentation de la richesse est certes un préalable à tout progrès, à toute amélioration de la société, à une meilleure satisfaction de ses besoins, mais est-elle vraiment une condition suffisante ?

L’argent devient véritablement un instrument central de la relation sociale. On risque de considérer que tout passe par lui et que, par conséquent, il est finalement la seule chose qui compte. Avoir de l’argent est la condition d’introduction à toute forme de pouvoir. L’argent devient un des critères centraux de la structuration sociale, dans une relation de rivalité. Je voudrais proposer qu’on s’ouvre à une dimension d’éthique existentielle plus large, moins individuelle, moins matérielle.

Solvabilité…

Nous sommes dans l’interchangeabilité généralisée des biens et des services où tout est donc substituable, où seul le consommateur solvable a de l’importance. La seule question du vendeur avant de répondre au besoin que vous exprimez est de savoir si vous avez de quoi payer le prix affiché. Votre demande n’est pas prise en considération en fonction de son importance sociale, ou d’un besoin de survie, mais en fonction de votre solvabilité. Il y a, certes, des aménagements possibles. Pourtant, si j’ai faim sans argent, personne ne me donnera la nourriture dont j’ai besoin. Mais ivre et argenté, on me vendra une troisième bouteille de whisky… Si un producteur sur le marché agit par humanitarisme, par compassion, il ne fera pas de profit. Et sans profit, pas de relation marchande. Il y a blocage de l’échange, puisque vous n’encaissez pas d’argent vous permettant de faire d’autres acquisitions. C’est une limite éthique, économique et technique du système…

Le rôle de l’argent est délicat à approcher quand il s’agit de questions éthiques. Si vous réfléchissez au problème de la répartition existante des revenus, vous voyez que la nature des besoins satisfaits concerne prioritairement ceux des classes privilégiées car elles disposent du pouvoir d’achat nécessaire pour s’acquitter du prix du marché. Et que les besoins essentiels des gens qui n’ont pas de pouvoir d’achat ne sont pas satisfaits. C’est un problème de répartition, de justice sociale… que la théorie économique n’aime pas beaucoup considérer.

Limites du marché

Tous les biens ne sont pas interchangeables ni divisibles, conditions pour se prêter à l’échange marchand. On n’achète pas une route, qui est un équipement collectif, mais seulement le droit d’usage, par un péage. Vous n’achetez pas l’éclairage public de votre ville car il n’est pas divisible : quand il fonctionne pour vous, il le fait pour votre voisin.

Au-delà de la théorie marchande, il y a donc des besoins indivisibles qui posent des problèmes économiques, puisqu’il faut assurer l’électricité pour l’éclairage, organiser les services de la défense nationale, rémunérer des enseignants… L’échange marchand ne règle pas tout. Si vous voulez acheter le calme ou la paix, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment cela se mesure-t-il ? Si je suis d’accord pour doubler les effectifs de l’armée, est-ce que je risque deux fois moins la guerre ? Il n’y a pas d’automaticité entre un prix supérieur et la qualité du service que vous recevez. D’ailleurs, si Mozart avait été payé le double de ce qu’il gagnait, sa musique aurait-elle été deux fois plus belle ? L’amitié est-elle « marchandable » ? L’amour (hors prostitution) ? Les organes du corps ?

Je constate simplement qu’il y a un certain nombre d’objets dont nous pensons qu’ils doivent rester en dehors de tout échange marchand. Comme par exemple payer quelqu’un pour qu’il vous aide à mourir, comme aux États-unis. Quelque chose ne convient pas, est ressenti comme foncièrement inacceptable, dans l’application de la logique marchande à un certain type d’échanges. Il y a donc d’autres besoins que ceux proposés par le marché. Nous avons besoin d’une autre théorie économique que celle du marché pour les cas où il n’y a pas cette possibilité de profit, ni celle d’une demande solvable.

Toujours plus et plus vite

L’entreprise est considérée comme un des agents principaux de la création de richesses. Avec la généralisation des échanges, son rôle s’amplifie. Soumise à la concurrence, sa rentabilité est synonyme dès on efficacité. Mais les critères existants ne suffisent pas à apprécier l’utilité ou l’inutilité d’une activité économique : on ne peut pas maintenir une activité, par exemple, sous le prétexte qu’on l’a toujours fait. Les modes de consommation et de production changent. Face aux chemins de fer naissants, on n’a pas défendu le marché des voitures à cheval !

Ce système est prométhéen, il recherche sans cesse plus de connaissances scientifiques, d’applications technologiques, de maîtrise de la nature. Il est aussi un système productiviste, visant à l’accroissement indéfini de la production, qui devient une obsession centrale. Il est expansionniste. Il s’est étendu à travers le système colonial de l’Europe puis, en incluant l’ensemble du monde dans les Responsables organisations internationales comme la Banque mondiale. Enfin ce système est dominé par les mécanismes de marché. Mais le danger de totalitarisme du marché et du rôle de l’argent est plus considérable que jamais. L’économie, obsédée par la seule relation marchande, s’est engagée dans des questions de rationalité qui posent d’énormes problèmes : c’est le cas par exemple pour les entreprises publiques, à qui la société demande de financer certaines activités non rentables, liées à une demande sociale.

Transcendance

Face aux prétentions universalisantes du marché, à la conception réductrice de l’homme et de la société sur laquelle il repose, je vous propose de considérer qu’il y a dans l’homme un appel fondamental à la transcendance, au dépassement, au désir d’être plus. La conséquence la plus dramatique du système actuel est d’instaurer une espèce de transcendance au rabais, un ersatz de transcendance dont le message est le suivant : votre désir de dépassement passe par le fait de consommer plus, d’accumuler plus de richesse pour avoir plus de pouvoir. Le message est caricatural et terriblement réductionniste. Il génère une conception de l’homme et de la société qui le sont autant.

Nous sommes dans un monde avec des caractéristiques qui n’ont jamais existé auparavant. Il faut repenser une conception de l’homme et de la société. Réfléchir à ce qui paraît essentiel dans cette conception de l’homme et de la société à reconstruire. Une réflexion sur les valeurs, la dignité de l’homme par rapport à certains échanges qui sont un manque de dignité. Cela suppose une réflexion sur les objectifs réels de l’activité économique, la nature des besoins à satisfaire. Les besoins de consommation matérielle ne sont pas les seuls. Il faut réfléchir à la régulation de la relation marchande, laquelle fonctionne pour répondre à certaines demandes mais pas toutes. Avoir des institutions chargées de l’intérêt général, et cesser de penser que le marché suffit à répondre à ce besoin.

 

Extraits de Responsables n° 385 – juin 2008

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