Les citoyens ont perdu confiance dans leurs élus et les institutions politiques faute, bien souvent, d’être entendus. Il existe pourtant des outils qui, en situation complexe à l’échelon de l’entreprise ou de la cité, réussissent à construire des actions consensuelles dans l’intérêt de tous. L’interview de Gilles Le Cardinal, inventeur d’une de ces solutions.
Gilles Le Cardinal a mis au point, avec son équipe de recherche, des méthodes efficientes permettant d’accélérer et de sécuriser la coopération dans les projets complexes qui favorise la construction de la confiance : cet outil de management invitant les hommes, en entreprise ou dans la société, à coopérer pour réussir, est basé en premier lieu sur l’écoute des logiques qui animent chacun. Comment amener les différents acteurs à servir le bien commun ? Gilles Le Cardinal répond à nos questions.
Responsables. Vous avez développé une méthodologie qui permet de faire participer activement et coopérer durablement différents acteurs impliqués dans un projet complexe. Comment inventer ensemble des solutions satisfaisantes pour tous ?
Gilles Le Cardinal. Dans la méthode baptisée Pat-Miroir© à laquelle mon équipe de recherche est parvenue en travaillant sur la construction de la confiance, nous avons intégré six règles essentielles de la coopération qui sont trop peu connues (cf. Note 1 ). La règle 5 qui consiste à modéliser les interactions entre les différents acteurs, est souvent escamotée parce qu’on ne sait pas comment s’y prendre. On se contente souvent d’une liste de tâches à accomplir associée à un planning : c’est insuffisant car ne sont pas prises en compte les interactions, source des vraies difficultés.
La clé de la coopération consiste à modéliser les interactions, par les peurs, attraits et tentations (les PAT) ressentis par les acteurs d’un projet complexe
La grande clé de la coopération consiste à modéliser les interactions, par les peurs, les attraits et les tentations (les PAT) que peuvent ressentir tous les acteurs d’un projet complexe. Il est très éclairant de faire ensemble l’inventaire de ces trois ressentis en rajoutant le mot « possibles » qui libère la parole en ouvrant ainsi la possibilité de se tromper comme d’être créatif. Réalisé sous forme d’ateliers de créativité par tous les acteurs, ce travail constitue un inventaire à la « Prévert » de la situation. Un classement général, établi par la moyenne des notes que chacun est appelé à donner à tous les énoncés, permet ensuite de les structurer par ordre d’importance en thèmes et sous thèmes. Le groupe de travail co-construit ainsi une représentation commune, véritable tableau de bord du projet et pose un diagnostic de la dangerosité des sous-thèmes où il y a blocage (les peurs dominent), conflit (les tentations l’emportent), ou crise (les attraits sont faibles).
Responsables. Comment passer du diagnostic aux décisions à prendre ?
L C. Ce passage est particulièrement facilité en procédant de la manière logique suivante :
– d’une peur, le groupe de travail va nommer le danger qu’elle signale et en déduire les précautions à prendre, ce qui va conduire au management des risques du projet ;
– d’un attrait, le groupe va préciser l’objectif à atteindre et en déduire les moyens et les stratégies à mettre en œuvre pour l’atteindre, ce qui va constituer le management des objectifs ;
– d’une tentation, le groupe va nommer la valeur qui est transgressée et en déduire les bonnes pratiques qui la respecteraient constituant ainsi le management de l’éthique relationnelle du projet.
Nous avons créé trois outils, « Diapason express », « Diapason » et « PAT-Miroir », qui mettent en œuvre ce principe en prenant en compte respectivement un, deux et jusqu’à six points de vue et produisant respectivement 12, 24, et plusieurs centaines de préconisations.
La démarche proposée, que nous appelons « la PAT-Miroir Attitude », est un puissant constructeur de la confiance des acteurs
La démarche proposée, que nous appelons « la PAT-Miroir Attitude », est un puissant constructeur de la confiance des acteurs. En effet, si chacun a moins peur grâce aux précautions prises, si les tentations sont clairement identifiées et remplacées par les bonnes pratiques et enfin si l’équipe a trouvé les moyens d’atteindre tous les objectifs, les équipiers vont avoir plus confiance les uns dans les autres ainsi que dans la réussite du projet.
Responsables. Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’applications récentes de ces démarches ?
L C. Parmi les 600 applications réalisées, voici quelques exemples : « Diapason express » a été utilisé pendant l’heure de vie de classe dans plusieurs lycées pour construire les règles du vivre ensemble. « Diapason », appliqué dans une dizaine d’hôpitaux, a permis de formuler des recommandations pour une annonce ajustée d’une maladie grave à un patient. « PAT-Miroir », en trois jours, a permis d’opérer la fusion de deux PME opérant la même activité dans deux régions différentes. Les peurs de licenciement et du changement de rémunération des agents commerciaux étaient palpables. La méthode a abouti à l’extension du service export et a donné lieu à une embauche.
Responsables. Et dans le champ de la société, de la vie de la cité ?
Tout projet de loi ne pourrait-il pas faire l’objet d’une délibération citoyenne ?
L C. Nous avons en effet mis en œuvre une nouvelle forme de démocratie participative sur le délicat problème de « la fin de vie à domicile ». Nous avons organisé cinq soirées citoyennes dans les principales villes de Picardie en demandant aux participants d’énoncer leurs peurs, attraits et tentations possibles, en se mettant successivement à la place du corps médical, de la famille proche et de la personne en fin de vie. Nous avons ainsi recueilli plus de 1450 PAT et 25 % des participants aux réunions ont noté les énoncés par internet, preuve de leur intérêt pour la démarche. Ces données ont été synthétisées par « l’Espace Ethique de Picardie » en une cinquantaine de propositions précises, puis transmises au ministre chargé de la Santé qui a apprécié cette contribution majeure à l’écriture de la loi. Tout projet de loi ne pourrait-il pas faire l’objet d’une telle délibération citoyenne ?
Gilles Le Cardinal, professeur émérite à l’UTC, a co-développé la méthode PAT-Miroir ©. Il a publié Construire la confiance : la PAT-Miroir attitude
Note 1 : Tableau des règles essentielles de la coopération durable
- Énoncer clairement, avec la participation de tous les acteurs, la finalité commune.
- Faire l’inventaire des objectifs de tous les acteurs qui sont engagés dans le projet.
- Échanger les informations pertinentes, c’est-à-dire les informations détenues par un seul acteur et utiles aux autres.
- Échanger sur les méthodes, les techniques, les expertises de chaque équipier qui se doit de tenir les autres au courant, en temps réel, de leurs mises en œuvre.
- Modéliser les interactions entre les acteurs pour construire une représentation commune du projet et de son contexte qui constituera le tableau de bord du projet.
- Co-construire un programme d’actions en combinant les cinq règles précédentes.